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Gérard Grisey (1946-1998). Dérives (1973-74); Mégalithes (1969); L’icône paradoxale (1992-94). Katrien Baerts, soprano; Kora Pavelić, mezzo-soprano. WDR Sinfonieorchester, direction: Sylvain Cambreling, Emilio Pomàrico. 1 CD Bastille Musique. Notice de présentation en français, allemand, anglais avec reproduction des pages autographes et des esquisses des œuvres, une photo du compositeur et un encart en accordéon avec des photos des interprètes. Enregistré à Cologne entre 2016 et 2019. Durée : 67:31
Bastille musiqueParcourant une vie de compositeur, l'album monographique consacré par Bastille Musique à Gérard Grisey est un immanquable pour ses admirateurs, et constitue une porte d'entrée aux mélomanes recherchant une musique orchestrale et vocale forte du XXᵉ siècle.
Comment retisser le lien entre la meilleure musique contemporaine de la seconde moitié du XXᵉ siècle et le « grand public » des concerts symphoniques ? Il faut du temps. La politique de la tabula rasa de l'après-guerre était très spectaculaire et peut-être même vitale dans un climat post-Shoah et post-Hiroshima, mais quatre-vingt ans plus tard nous en sommes toujours à travailler à restaurer ce lien, et pour que les œuvres et les démarches qui ont un vrai sens s'imposent.
Gérard Grisey fait partie de ces compositeurs qui, les décennies passant, voit son aura grandir de manière lente mais continue, à la manière d'un Olivier Greif, visionnaire lui aussi dans un style quasi-opposé. Les deux musiciens disparurent brutalement et prématurément – à deux ans d'écart. Le premier a fait avancer la musique par son travail concentré sur le son, le second par son association d'éléments hétérogènes (musiques et textes de moult origines et époques) qui se magnifient mutuellement.
La musique pure, qui parle à la partie intellectuelle ou spirituelle de nous-même a d'indéniables attraits, mais du Winterreise au Roméo de Juliette (de Berlioz) en passant par les Quatre derniers Lieder ou encore Written on Skin, ce sont bien les musiques marquées du sceau de l'amour et de la mort qui imprègnent le plus notre imaginaire collectif. La musique de Grisey s'inscrit dans cet univers là, ce qui explique l'attrait continu et qui se renforce en concert. Cet album monographique l'illustre par trois œuvres qui ponctuent le parcours du compositeur.
Mégalithes, pour quinze cuivres, est une pièce de jeunesse de 1969, écrite durant les années d'études avec Olivier Messiaen et se nourrit d'Eonta de Xenakis. Seule œuvre à connotation politique de Grisey, évoquant la guerre du Biafra au Nigéria qui faisait rage à l'époque, elle ne fut créée qu'en 2009 et elle est enregistrée ici en première mondiale. Ceci dit, le substrat politique ne peut se deviner à l'écoute. D'une durée de dix minutes, elle est constituée de neuf séquences pouvant être jouées dans neuf ordres différents, avec effets d'écho, de glissandos ascendants, motifs d'appels et de réponse. Sous la direction concentrée d'Emilio Pomàrico, se dessine une atmosphère brute de mégalithes où des espèces vivantes interagissent, dans un vaste et silencieux univers.
Dérives (1973-1974), composée seulement quatre ans plus tard et d'une durée de 30 minutes, révèle le Grisey de la maturité et est une œuvre fondatrice de la musique spectrale. Dans un très intéressant entretien donné par Sylvain Cambreling au fondateur du label Sebastian Solte, le chef – dont l'étendue du répertoire sidère et lui a valu une récompense des ICMA 2024 pour l'ensemble de sa carrière – explique l'exploit réalisé par Grisey pour trouver très rapidement la notation lui permettant d'exprimer les sons qu'il souhaitait obtenir, et donner corps à la microtonalité. La partition est si grande et si complexe que Cambreling a dû l'étudier par terre avec une loupe ! Ce qui explique du coup sa rareté au concert, ce disque propose l'enregistrement de la création allemande, quarante ans après son écriture. Cette complexité ne se perçoit pas à l'écoute. La structure de l'œuvre est basée sur le concept du degré de changement posé par Stockhausen. La musique est d'abord concentrée et suspendue, évoluant lentement jusqu'à un climax percussif cinglant (que l'on suppose être la mise en musique de douleurs terribles liées au traitement d'une otite dans son enfance par injection par seringue) puis des grandes orgues orchestrales cauchemardesques au milieu de la composition. La seconde partie, comme libérée de l'attente puis de la douleur, évoque des images tour à tour d'organismes vivants qui croissent et se déploient poétiquement, de machines à vapeur qui s'épuisent, de fulgurances alla Sacre du Printemps avant de sombrer dans un environnement dont on ne sait s'il est terrifiant ou au contraire protecteur, mais en tout cas fortement prégnant.
L'icône paradoxale, pour deux voix de femmes et grand orchestre divisé en deux groupes est seulement la seconde pièce vocale de Grisey alors qu'elle a été écrite de 1992 à 1994, quatre ans avant sa mort. Elle est un hommage à Piero della Francesca et plus précisément à sa Madonna del Parto, dans une église de Monterchi en Ombrie. Cette Vierge avait frappé le compositeur par son ambiguïté, en ce qu'elle ouvre sa robe pour désigner l'origine de la vie. Le titre, emprunté à un essai du poète Yves Bonnefoy, s'applique à cette madone, dont Grisey écrivait lors de la création française à Musica en 1996 : « chrétienne et païenne, ardente et paisible, vierge et déesse matriarcale, archétype de la naissance et de l'interrogation, La Madonna del Parto se lit aussi à la façon des matriochkas, cet autre archétype matriarcal ». Le texte de l'œuvre cite des extraits de l'ouvrage « De la perspective en peinture » de Piero della Francesca, mais ne nourrit pas pour autant l'expérience auditive. La pièce s'ouvre par des percussions bruitistes et marquées de silence, avant que les voix émergent, lisses et pures. Elles vont ainsi poursuivre leur cheminement alors que l'orchestre est parcouru de convulsions, vont devenir plus affirmatives, impératives, voire imprécatrices, mais aussi caressantes et incarnées, dans un jeu constant de transformations avant une conclusion sinon apaisée du moins éthérée et grande comme l'infini. La soprano Katrien Baerts et la mezzo-soprano Kora Pavelić ont le timbre angélique et l'énergie incantatoire requises par cette partition qui, comme Dérives, vous prend dans son étreinte.
Illustration: Madonna del Parto, à Monterchi, Sansepolcro, par Piero della Francesca. Wikipedia
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Gérard Grisey (1946-1998). Dérives (1973-74); Mégalithes (1969); L’icône paradoxale (1992-94). Katrien Baerts, soprano; Kora Pavelić, mezzo-soprano. WDR Sinfonieorchester, direction: Sylvain Cambreling, Emilio Pomàrico. 1 CD Bastille Musique. Notice de présentation en français, allemand, anglais avec reproduction des pages autographes et des esquisses des œuvres, une photo du compositeur et un encart en accordéon avec des photos des interprètes. Enregistré à Cologne entre 2016 et 2019. Durée : 67:31
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