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Heinrich von Herzogenberg en Suisse, sa Passion selon St-Jean

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Né en 1843 à Graz et formé à l'université de Vienne, d'où l'amitié avec Brahms, comme tout jeune romantique adresse ses premiers Lieder à une adorée. En voici le no. 2 de l'opus 1 sur une étoile prometteuse (H. Heine) qui ressemble à du Mendelssohn :

Revenu dans sa ville natale et marié à Elisabeth von Stockhausen, se fait connaître par des compositions « à programme » comme la Cantate Columbus ou la Symphonie op. 16 appelée Ulysse, des œuvres pompeuses d'inspiration wagnérienne. En 1872, le couple va s'installer à Leipzig, sur invitation de Philipp Spitta, premier biographe de Bach. Le Bachverein dont Herzogenberg prend dès lors la direction se propose de donner toutes les cantates du maître de St-Thomas.

Le contact épistolaire avec Brahms témoigne d'une admiration quasi religieuse pour le grand musicien à qui il envoie régulièrement ses nouvelles compositions, comme les Variations sur un thème de Johannes Brahms pour piano à 4 mains op. 23. Comme toujours, Brahms réagit avec courtoisie, tout en évitant de proférer des éloges, une réaction diplomatique dont le jeune collègue devra se contenter bien des fois encore. D'autre part, Brahms tient à ce lien d'amitié, c'est qu'il ne cache pas son admiration pour Elisabeth, autrefois son élève à Vienne. Il va souvent la solliciter comme lectrice critique de ses nouvelles partitions, lui dédiant même ses deux rhapsodies op. 79. Quant aux œuvres de Herzogenberg composées à Leipzig, il faut mentionner les Trois Quatuors à Cordes op. 42 qui trouvent enfin grâce aux yeux de Brahms, ce qui peut étonner : Si le premier en sol mineur semble plat, peu inspiré, le troisième, par contre, se distingue par son entrain impressionnant, ses structures polyphoniques raffinées, ses matériaux thématiques et un dialogue entre les quatre instruments sur un pied d'égalité, ce qui a pu susciter l'intérêt de Brahms.

Philipp Spitta, étant parti pour Berlin, invite son ami Herzogenberg à venir le rejoindre en lui promettant un engagement plus que séduisant à l'Académie Royale des Arts, à la Haute École de Musique berlinoise. Herzogenberg hésite, craignant que cette fonction l'empêche de composer. Mais il finit par accepter, et les Herzogenberg s'installent à Berlin, Kurfürstenstrasse 57. La charge de professeur laisse au compositeur beaucoup de libertés, il est largement rémunéré, même si les cours ne sont fréquentés que par une poignée d'étudiants. De plus, il se retrouve parmi un corps professoral prestigieux (entre autres Max Bruch) sous la direction de Joseph Joachim. Berlin lui ouvre toutes les portes, ce qu'il doit pour une bonne part au charme de son épouse. Pourtant, un accès de rhumatismes foudroyants lui impose des traitements fréquents loin de Berlin. Spitta réussit auprès des autorités à lui préserver sa charge malgré ces absences. Les douleurs vont de pair avec une faiblesse cardiaque de sa femme, et un jour Spitta leur conseille de faire des séjours à Heiden, un village préalpin situé au-dessus du Lac de Constance en Suisse, un site d'ailleurs connu dans la société berlinoise de l'époque.

Arrivé en 1891 sur les lieux, Herzogenberg est fasciné par le train à crémaillère qui conduit le couple de Rorschach à Heiden, histoire aussi de vanter les mérites de la région : « Dans ce climat sec à l'altitude moyenne de Heiden nous nous attendons à une fortification des nerfs (…) et l'horizon infini nous fera du bien » (lettre à Joseph Joachim, son patron) et de signaler à son ami Spitta : « Ma femme semble visiblement profiter de l'air pur. On respire ici jusqu'à la pointe du pied et on se sent léger… » Suite à l'euphorie initiale, le couple se met à dessiner des plans pour une maisonnette dans le style du lieu, conçue comme résidence estivale et plus tard – si Dieu le veut – comme domicile de retraite. Les travaux sont terminés en 1892, mais c'est une année fatidique : Elisabeth succombe à une rechute cardiaque pendant une cure à San Remo. Heinrich revient toutefois à Heiden, et sa demeure (qu'il va baptiser « Abendroth » – crépuscule) recevra dans les années à venir ses amis du monde intellectuel et musical, entre autres Friedrich Spitta, professeur de théologie protestante à l'université de Strasbourg et frère de Philipp Spitta.

écrit en hommage à son épouse disparue le Quatuor avec piano op. 75 qui fait référence au cycle « Frauenliebe und Leben » de Schumann, et son Quintette à cordes op. 77 dont les variations de l'adagio reprennent le lied « Du bist vergangen eh ich's gedacht » (tu t'es évanouie avant que je m'en rende compte), un vers de Rückert sur une fleur qui s'est fanée durant la nuit, un lied écrit par Elisabeth, compositrice elle aussi.

Adagio du quintette avec le thème du lied composé par sa femme décédée

Dans la Totenfeier op. 80 (culte funéraire), Herzogenberg réunit les textes qui ont été lus lors des obsèques d'Elisabeth. Spitta caractérise la cantate comme œuvre écrite « avec le sang du cœur ». La composition pour soli, chœur, orchestre et orgue comprend neuf parties, basées sur les psaumes, le livre de Job et des cantiques de l'église. La jérémiade de l'âme meurtrie culmine dans l'air de la basse « Ich bin ausgeschüttet wie Wasser » (je suis comme de l'eau renversée) où le chant est porté par le balancement ininterrompu d'un demi-ton dans les cordes graves, avant que leur montée chromatique vers les aiguës débouche sur « und mein Herz im Leibe ist wie zerschmolzenes Wachs » (et mon cœur dans le corps est comme de la cire fondue), le passage hautement dramatique où le soliste dessine ses courbes mélismatiques sur la pénultième parole du verset, une référence évidente aux arias de Bach :

Les contacts fréquents avec Friedrich Spitta, qui séjourne souvent chez son ami à Heiden, inspirent à Herzogenberg des œuvres sacrées, comme les Cantiques Liturgiques I-III op. 81 pour les périodes de l'avent et du carême, puis les oratorios La Nativité op. 90 et La Passion op. 93, composés dans son domicile suisse.

La Passion opus 80

Si les oratorios exubérants de l'ère baroque étaient destinés aux salles de concerts, loin du contexte liturgique, Friedrich Spitta préconise l'intégration du chœur de l'église et même le chant des fidèles, selon la vieille devise luthérienne qui voulait que la parole biblique entre profondément dans l'âme de l'assistance. A travers leur étroite collaboration, Spitta et Herzogenberg posent les jalons d'un nouveau type d'oratorio où le chant sera accompagné seulement par des cordes, l'harmonium et l'orgue. À Heiden, Herzogenberg se penche sur le mystère du Christ à la croix. Spitta lui propose l'évangile selon Saint Jean, la version qui illustre le mieux les détails de la Cène et de la Crucifixion.

Jeudi Saint – La Cène

Contrairement aux passions de J.S. Bach où domine la partie contemplative (airs, chorals), la passion de Herzogenberg est essentiellement narrative où les récitatifs couvrent la majorité de l'œuvre. Dans la partie de la « Le Sainte Cène », les récitatifs de l'évangéliste sont calqués sur le cantique « Schmücke dich, o liebe Seele » (« prépare-toi ô mon âme »), un choral méditatif tripartite.

Interlude (violoncelle solo) annonçant la mélodie du choral

Choral « Schmücke Dich… »

Récitatif reprenant la mélodie du choral

Pendant que l'appui harmonique des récitatifs rappelle souvent les enchaînements du baroque vénitien, la polyphonie du chœur souligne par endroits le côté dramatique du texte, comme la prière de pénitence qui s'ouvre sur un canon à quatre voix partant des profondeurs, un « de profundis clamavi », hérissé de cris d'imploration et finissant sur « Israël », l'espoir d'une rédemption.

Quant aux parties de Jésus, son baryton dépasse souvent le simple récitatif pour s'étendre sur des ariosos qui soulignent la charge émotionnelle de son discours, par exemple lorsqu'il se tourne vers l'apôtre Pierre pour lui laver les pieds ou alors au moment de la transsubstantiation où ses mélismes planent au-dessus d'une suite harmonique insolite à l'intérieur de quelques mesures.

« Prenez, mangez – voici mon corps. »

Vendredi Saint – La Croix

La deuxième partie s'ouvre sur l'appel aux fidèles de se lever, de suivre Jésus, une fugue à quatre voix dont le thème s'étend sur quatre mesures, porté par une suite harmonique sur sol mineur de type quasiment baroque :

Chœur : « Levez-vous, suivons Jésus… !»

Au jardin des oliviers la troupe vient arrêter Jésus, dont la question surprend par sa courbe descendante sur la septième : « Qui cherchez-vous ? »

Herzogenberg s'est octroyé la sobriété, les arias n'entrent pas en ligne de compte, à part la méditation de l'alto sur l'exemple (à suivre) du Christ qui a accepté le verdict sans broncher, un air soutenu par un tapis d'accords étendus, rappelant cependant de loin les successions harmoniques discrètement wagnériennes.

Par endroits la musique prend des allures hautement dramatiques : Les fidèles paniqués se sentant abandonnés s'exclament : « Seigneur, où allons-nous ? » – une fugue sur la ligne ascendante de la sixte du soprano et relevée en sens inverse par la basse. D'autre part, nous avons le courroux des juifs devant la palais de Pilate avec leur cri de fureur « Weg mit dem ! » (Débarasse-nous de celui-là !) – sans parler du trépidement sauvage dans l'orchestre qui chauffe à blanc la populace du parterre : « Kreuzige ihn ! » (A la croix !)

«Kreuzige ihn !» (à la croix!)

Ce discours infernal est suivi par un hymne à l'amour qui vaincra la douleur et la mort, un chant encadré par la ligne sinueuse et fluide d'un alto solo, un clin d'œil aux arias dans les passions de Bach couronnées souvent d'un solo du hautbois.

La mort du Christ s'annonce par un glissement discret d'accords lugubres à l'harmonium – une extrême réduction des moyens :

« Es ist vollbracht » (tout est accompli) – ‘et, inclinant la tête, il remit l'esprit'

Comme lors de la Cène, le choral « Schmücke Dich… » s'est répercuté dans les récitatifs et les interludes, le choral « O Haupt voll Blut und Wunden » (mode phrygien) est l'élément constitutif dans la partie présente du Vendredi Saint.

Après la mort du Christ, les fidèles vont se recueillir en méditant sur la grâce de la rédemption. Ainsi se termine l'oratorio sur le choral en question, avec un texte du XVIIe siècle : « Du hast mich ja erlöset… » (Tu m'as bien racheté…). Le pianissimo du chant en si bémol mineur suggère un moment d'intériorité, de paix et de gratitude :

Le dernier mot est cédé aux fidèles qui chantent à l'unisson la même mélodie soutenue par l'orgue, priant le Seigneur de les préserver des faiblesses dans leur foi. Suivra un postlude lancé sur l'incipit du cantique, une explosion de guirlandes en doubles croches et qui débouche sur un fa-majeur réconciliant, voire triomphant.

Sources

WIECHERT Bernd, Heinrich von Herzogenberg, Studien zu Leben und Werk, Vandenhoeck, Göttingen, 1997
EBENIG Charlotte, Die Kirchenoratorien Heinrich von Herzogenbergs, Are Edition, Mainz, 2002
Quelques documents publiés sous le site ‘herzogenberg.ch' de la « Société Internationale Herzogenberg » domiciliée à Heiden

Enregistrements

Complete Piano Works : youtube (Natasa Veljkovic)
Quintette 77 à cordes op. 77 : youtube (Minguet Quartet)
Passion : Youtube avec partition synchronisée (Chorus Ex Tempore 2009)

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