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Éric le Sage et Frank Braley jouent à deux pianos Reynaldo Hahn

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Reynaldo Hahn (1874-1947) : Le ruban dénoué ; Puisque j’ai mis ma lèvre ; Caprice mélancolique ; Pour bercer un convalescent. Emmanuel Chabrier (1841-1894) : Valses romantiques. Éric le Sage, Frank Braley, pianos. Sandrine Piau, soprano. 1 CD Sony Music. Enregistré en décembre 2022 au Namur concert Hall (Belgique). Livret français-anglais. Durée : 56:46

 

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Sans renouveler le genre musical, écrit une page de l'histoire de la valse à sa manière et donne un éclairage plus nuancé que prévu à la première écoute.

« Cette série de valses a occupé quelques-uns de mes mornes loisirs en ces derniers mois. Je ne m'en exagère pas la valeur musicale. Mais j'ai tenté d'y recéler des émotions et d'y fixer des instants qui auront compté dans ma vie. Si j'osais reprendre le mot d'un grand maître, je dirais que cette musique a été écrite pour moi et quelques amis. (…) »

Ce préambule figure en tête de la partition du Ruban dénoué suite de douze valses composées pour deux pianos, elles-mêmes complétées par une mélodie sur une poésie de Victor Hugo, Puisque j'ai mis ma lèvre. Il nous semble opportun de le citer intégralement ci-dessous car, non seulement soucieux de donner un éclairage a priori objectif de l'auteur sur son œuvre, il a le pouvoir de modifier le jugement que l'on peut y porter. En effet, derrière toute création artistique il y a un vécu, et l'idéal serait de pouvoir à chaque fois répondre aux questions suivantes : quand, qui, quoi, comment, pourquoi.

De , on a longtemps tout occulté au profit de Ciboulette et de quelques mélodies. S'il a fallu attendre 2001 et Earl Wild pour avoir un enregistrement intégral fabuleux de l'immense cycle pianistique de 53 numéros Le rossignol éperdu publié en 1912 – son œuvre maîtresse – en-soi d'une beauté et d'un lyrisme très « belle époque » et parfaitement à sa place dans cette période foisonnante mais crépusculaire d'avant la « grande guerre », l'enregistrement du Ruban dénoué s'impose moins. Pourquoi ? Au regard du genre, cette musique née populaire adoptée par la bourgeoisie (comme a pu l'être par ailleurs le tango) pour finir dans les plus banales animations salonardes est épuisée stylistiquement. Maurice Ravel lui a donné dès 1919 un enterrement magistral et a vidé son contenu musical. Dès lors, connaissant le mode vie très mondain de , le ruban dénoué déroule dans des tonalités parfois surchargées d'altérations, parsemées de complexités rythmiques un peu surfaites – des alternances de binaire/ternaire, des triolets, des quartolets voire davantage, des modulations nombreuses – un texte musical très bavard et parfois banal. Et visiblement, l'auteur en avait parfaitement conscience.

Dès lors, l'auditeur écoutera quelquefois superficiellement la majorité des douze numéros. Mais certains moments s'en détachent : par exemple le n°6 « L‘anneau perdu » : malgré son ¾, l'ensemble est dépouillé et ne ressemble nullement à une valse traditionnelle. Il y a comme une dissolution mélodico-rythmique du genre. La même impression ressort du n°9 « soir d'orage » indiqué « misterioso. » Ces deux pièces sont la puce à l'oreille du cycle : Hahn rejoint Ravel dans sa destruction du genre à trois temps. C'est ici que le préambule prend toute son importance : toute cette musique n'a pas été écrite dans le confort d'un domicile parisien et n'est pas le reflet d'un bien-être matériel et intellectuel, voire d'une complaisance créatrice cédant à la mode. Non : en 1915 Reynaldo Hahn risquait sa vie au milieu des tirs d'artillerie et des bombardements incessants. Alors ? Catharsis créatrice ? Souvenirs d'un monde en train de s'écrouler ? Détente imaginative indispensable à la survie ? D'autres artistes à une autre époque et dans d'autres conditions tout aussi terribles, voire pires, ont trouvé la bouée de sauvetage d'un corps prisonnier dans l'évasion intellectuelle de la création. Et là, la musique du Ruban dénoué prend une couleur légèrement différente et nuance notre avis initial. Quant à la mélodie sur un poème de Victor Hugo, elle se trouve bien inscrite dans la thématique du Ruban dénoué et nous rappelle que Reynaldo Hahn fut un formidable mélodiste. Sandrine Piau la colore tout en souplesse et contours emprunts de nostalgie dénuée d'afféterie.

L'interprétation d' et ne nous fait pas entendre deux pianos mais un seul, et il est impossible de dire qui joue quoi. L'échange des deux artistes est parfait, leurs sonorités se mélangent avec une grande souplesse et n'appuient jamais la rythmique.

En complément, les « Trois valses romantiques » de Chabrier de 1883 incarnent parfaitement la superficialité du genre. Le Caprice mélancolique et les trois morceaux Pour bercer un convalescent de Hahn laissent cette même impression d'un regard rétroactif et d'incertitude de l'avenir.

Le Ruban dénoué. Préface du recueil publié chez Heugel en 1917 :

« Cette série de valses a occupé quelques-uns de mes mornes loisirs en ces derniers mois. Je ne m'en exagère pas la valeur musicale. Mais j'ai tenté d'y recéler des émotions et d'y fixer des instants qui auront compté dans ma vie. Si j'osais reprendre le mot d'un grand maître, je dirais que cette musique a été écrite pour moi et quelques amis.

Écrite où et comment ? Tantôt de nuit, au bureau de l'État-Major, tantôt au milieu des bois, dans une cabane ébranlée par le canon, tantôt durant les interminables journées d'hiver, angoissantes et moroses.

Le n°11, qui retrace une image et résume des souvenirs, fut composé en un lieu où le claquement perpétuel des balles a fait taire les oiseaux. Entre les n° 8 et 9 s'est écoulé une période douloureuse. Une étape reposante sépare les n° 11 et 12.

Pour le n°13, je sollicite une grande indulgence. Je sais tout ce qu'on peut reprocher de « facilité » à l'idée mélodique de ce morceau. Mais elle méritait d'être notée à cause de sa spontanéité, de sa sincérité profonde, de la fidélité avec laquelle elle exprime un état d'âme et surtout à cause de la persistance impérieuse avec laquelle elle s'est imposée à moi. C'est pendant un trajet en automobile, entre V… et le poste de commandement du Général, à B…, que ce motif a surgi en moi et m'a, pour ainsi dire, envahi. On me parlait et je répondais. Mais, pas un instant, cet air ne cessa de chanter dans ma tête, comme si mon cœur s'épanchait en un flux intarissable.

Cette valse, datée de la fin octobre (époque où je l'ai écrite) date, en réalité, du milieu de septembre. »

R.H.
Aux armées, 1915

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