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Les Chopin et Beethoven défaits de Beatrice Rana

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Frédéric Chopin (1810-1849) : Sonate n° 2 op. 35. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonate n° 29 op. 106 “Hammerklavier”. Beatrice Rana, piano. 1 CD Warner Classics. Enregistré au Sinopoli Hall de Rome, en avril et juillet 2023. Notice de présentation en français, anglais, allemand et italien. Durée : 60:11

 

Depuis sa victoire au Concours Van Cliburn 2013 (médaille d'argent et prix du public), la pianiste italienne a gravé de superbes albums. Mais les années passant, le jeu aussi bien au disque qu'en concert a perdu une partie de sa musicalité. Par ailleurs, les choix artistiques comme le couplage des deux partitions de Chopin et Beethoven posent problème.

Chaque interprète possède – à la condition de dominer l'œuvre déjà sur le plan technique et esthétique – une conception unique. Elle peut ainsi demeurer dans l'esthétique du temps présent et s'avérer passionnante simplement pour la qualité de la réalisation ou bien atteindre les limites de ce que l'écriture tolère. La provocation est parfois source d'enseignements si elle est portée par une vision d'ensemble, la détermination d'un but et offrant une démonstration assurée d'une pensée qui peut être délicieusement “déviante”. Elle heurtera, c'est selon, le mélomane, le confrère soliste, le critique musical et peut-être même les trois simultanément. Ce qui est beaucoup plus délicat à justifier, ce sont les effets gratuits, les maniérismes aussi désolants quand on sait les capacités et la musicalité dont a déjà fait preuve .

L'attaque des premières notes de la Sonate de Chopin qui s'étiole et semble déjà mourir avant d'avoir commencé met à mal à l'aise. La « chevauchée fantastique », Doppio movimento et Agitato est bien raide puis s'effondre comme si le mouvement se disloquait. Il ne surnage que des fragments de la Sonate dont les voix médianes se noient sous la pédale. Ce sont aussi des tableaux comme exposés, le motif du thème repris à vingt reprises devenant une sorte de déambulation sans but précis. Trop vite, trop lente, trop massive, brouillonne, dispersée… la réalisation de ce mouvement est harassante à suivre. Le Scherzo est bâti de la même façon, sans les visions fantasmagoriques que Schumann y appréciait tant, mais avec des phrases bousculées. La cohérence avec le thème doux et élégiaque au cœur de la tempête ne fonctionne pas, comme si les contrastes n'étaient pas compatibles entre eux. La Marche funèbre, lento, est le cœur de la partition. Choix de tempo intéressant, mais les micro-ralentendos cassent le travail sur les timbres avec des échos qui se veulent impressionnistes et qui paraissent inappropriés au début de la Marche funèbre. En multipliant les directions possibles, donne la sensation de vouloir trop en dire et de perdre la vision d'ensemble. Il en va ainsi de la seconde partie du mouvement au chant recueilli et qui s'enferme dans une nébulosité monochrome. S'il s'agit d'apprécier le contrôle du toucher, c'est chose faite. Mais quel ennui… De fait, les 77 mesures conclusives de l'œuvre se désarticulent, surchargées d'intentions et les accords conclusifs sont sans cohérence avec ce qui précède.

Dans le livret, tente d'expliquer l'association de la Sonate de Chopin avec la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven, les deux « étant très liées à la peur de la mort et à la peur de la solitude », selon elle. Qui plus est, leur tonalité en si bémol garantirait ce lien. Nous restons des plus dubitatifs quant à ce choix qui nous paraît davantage d'opportunité que justifiable musicalement. Celui de la Sonate n° 12 op. 26 de Beethoven aurait été plus pertinent artistiquement (Chopin aurait été, dit-on, influencé par la Marche funèbre de cet opus), mais assurément moins judicieux sur le plan du marketing. Le caractère expérimental de la Sonate « Hammerklavier » – Beethoven souhaitait l'éprouver sur le nouveau pianoforte Streicher qu'il avait reçu – n'a pas échappé, c'est le moins que l'on puisse dire, à Beatrice Rana. Le thème grandiose (le compositeur souhaitait l'utiliser pour une cantate destinée à l'archiduc Rodolphe d'Autriche) est “orchestré” dans une course à perdre haleine. Pourquoi heurter ainsi le clavier sinon pour provoquer un effet de sidération qui est maintenu, mais au prix d'une tension calculée dans les moindres respirations ? Les lignes sont brisées par de petites accélérations, des dynamiques millimétrées, une nervosité qui devient rigidité. Bâti sur des fragments de motifs, le Scherzo, assai vivace, est tout aussi dur, concentré sur la vitesse vertigineuse. Il est difficile d'éprouver quoi que ce soit tant les enchaînements percussifs saturent l'espace. L'immense déclamation secrète et tourmentée qui suit est une confession dont le gigantisme s'ordonne à la manière d'une série de variations. Les deux thèmes, l'un lyrique et l'autre rythmique multiplient les nuances les plus subtiles. Le cantabile est sans cesse appuyé, martelé dans les passages les plus lyriques, étouffé par une pédale tenue dans un halo qui favorise une atmosphère étale et épaisse à la fois. La prise de son très proche, “massive”, accentue cette sensation. C'est davantage l'univers de Brahms qui nous est proposé que celui de Beethoven. Une fois encore, on admire la réalisation sans être ému à aucun moment. Le finale, hélas, multiplie les clichés où l'on sent que tout est calculé pour épater la galerie. Prise à une allure invraisemblable, la fugue est littéralement agressée, brutalisée. Il n'y a plus aucune signification dans ce flot inextinguible de notes. Comment ne peut-on s'en tenir qu'à la seule énergie et griserie de la virtuosité, le propos artistique et intellectuel ne devenant qu'une sorte de terrain de sport ? Les dernières minutes sont à la limite du supportable. Revenons aux doutes amoureux des Arrau, Brendel, Gilels, Kempff, Kovacevitch, Pollini, Serkin…

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Frédéric Chopin (1810-1849) : Sonate n° 2 op. 35. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonate n° 29 op. 106 “Hammerklavier”. Beatrice Rana, piano. 1 CD Warner Classics. Enregistré au Sinopoli Hall de Rome, en avril et juillet 2023. Notice de présentation en français, anglais, allemand et italien. Durée : 60:11

 
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