Simon Rattle en Amérique et au pays des Soviets avec le London Symphony Orchestra
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Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez.
9-III-2024. George Gershwin (1898-1937) : Let’ Em eat cake ; Concerto en fa ; Strike up the Band ; Roy Harris (1898-1979) : Symphonie n° 3 ; John Adams (né en 1947) : Frenzy, création française. Kirill Gerstein, piano. London Symphony Orchestra, direction : Simon Rattle.
10-III-2024. Johannes Brahms (1833-1897) : Concerto pour violon en ré majeur op. 77 ; Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43. Isabelle Faust, violon. London Symphony Orchestra, direction : Simon Rattle.
A l'occasion de deux concerts donnés à la Philharmonie de Paris, Simon Rattle et le London Symphony Orchestra mettent en miroir le Nouveau Monde et la Vieille Europe au travers d'œuvres et de compositeurs emblématiques : George Gershwin, Roy Harris, John Adams d'une part, Johannes Brahms et Dimitri Chostakovitch de l'autre.
Simon Rattle fait swinguer le LSO
Après qu'il vient de quitter la phalange londonienne pour aller rejoindre l'Orchestre de la Radio bavaroise, Sir Simon Rattle retrouve le LSO dans un programme ne convoquant, pour ce premier concert, que des compositeurs américains : George Gershwin avec le Concerto en fa interprété par le pianiste Kirill Gerstein encadré de deux de ses plus célèbres ouvertures, Let' Em eat cake et Strike up the Band ; Roy Harris avec l'iconique Symphonie n° 3 et John Adams pour la création française de Frenzy.
L'ouverture de Let'Em Eat Cake de George Gershwin (1933) donne d'emblée le ton de ce concert qui donne la primeur aux rythmes et aux sonorités « américaines ». Débridée et ironique aux accents un peu jazzy, cette ouverture constitue un parfait tour de chauffe pour la phalange londonienne qui y brille de tous ses pupitres : legato et riche sonorité des cordes, rythmes syncopés des cuivres qui invitent à la danse, véhémence des percussions et rutilance des bois, menés de main de maitre par Simon Rattle.
Gershwin toujours avec le Concerto en fa (1925) dont Kirill Gerstein livre une interprétation beaucoup plus percutante que celle donnée récemment dans cette même salle par Jean-Yves Thibaudet avec le BSO et Andris Nelsons. En rythmicien hors pair, Simon Rattle y maintient une rigueur et une tension rythmique sans faille dans un phrasé d'une grande clarté et une mise en place précise. Pénalisé par un léger défaut d'équilibre entre orchestre et soliste, le premier mouvement met en évidence des cordes très lyriques (cordes graves) tandis que le pianiste peine à s'imposer, parfois couvert par un accompagnement orchestral quelque peu envahissant. Annoncé par la cantilène des clarinettes et la complainte déchirante de la trompette, le deuxième mouvement, a contrario, laisse une large place au pianiste dont on peut admirer la qualité du jeu dans une cadence véritablement habitée malgré la lenteur du tempo et son swing envoutant et sensuel dans un magnifique et émouvant dialogue avec l'orchestre (petite harmonie, violon solo), avant que le troisième mouvement conclusif ne renoue avec la virtuosité fulgurante et percussive du piano dans une joute serrée avec l'orchestre, véritable cavalcade chargée d'urgence portée par des cuivres incandescents.
Considérée comme son chef d'œuvre, la Symphonie n° 3 de Roy Harris, emblématique de l'Amérique profonde, se situe bien loin des avant-gardes. Composée en 1939, un rien massive et sans ambiguïté, elle comprend 5 mouvements joués enchainés (tragique, lyrique, pastorale, fugue dramatique et dramatique tragique) comme autant de climats et de couleurs mettant en jeu les différents pupitres de l'orchestre dans une belle progression mélodique soutenue par une puissante impulsion rythmique. Se déroulant dans un climat plutôt sombre, plus inquiet que tragique, force est de reconnaitre que la partition ne brille pas par son inventivité ; son orchestration sans subtilité permet toutefois à Simon Rattle de faire chanter le LSO dont on admire tout à la fois, dans une remarquable organisation des plans sonores, la sonorité, la cohésion et les interventions solistiques (cuivres et percussions).
Bien plus complexe et élégante, Frenzy (2023) de John Adams est présentée ce soir en création française. Commande du LSO et de la Philharmonie de Paris, créée tout récemment au Barbican de Londres, cette belle pièce pour grand effectif séduit par la délicatesse de ses timbres, par son orchestration foisonnante, comme par sa variété de rythmes et sa féérie de couleurs. Simon Rattle en donne une interprétation tendue, dynamique, riche en nuances, sous tendue par une rythmique syncopée et envoutante, alternant des crescendos chargés d'urgence et des épisodes plus épurés, avant une coda grandiose et haletante.
Dernière pièce de ce copieux programme, l'ouverture de Strike up the Band conclut ce beau concert sur une note jubilatoire, lyrique et dansante, sollicitant tout l'orchestre (et plus particulièrement les trombones et la clarinette) dans une authentique fête orchestrale. Vive l'Amérique !
Sir Simon Rattle au pays des soviets
Programme bien différent et contraste saisissant pour ce second concert avec le Concerto pour violon de Johannes Brahms interprété par la violoniste Isabelle Faust et la douloureuse Symphonie n° 4 de Dimitri Chostakovitch.
Faisant un peu figure d'intrus dans ce programme, le Concerto pour violon de Johannes Brahms (1879) ouvre le concert sur une belle et émouvante interprétation d'Isabelle Faust dans laquelle l'on ne sait qu'admirer le plus de l'accompagnement orchestral (cordes, petite harmonie et cors) ou du jeu flamboyant de la soliste. Le premier mouvement, Allegro, mené sur un tempo assez rapide avec force nuances rythmiques et dynamiques est, une fois encore entaché d'un petit défaut d'équilibre entre orchestre et soliste, d'autant plus marqué que la projection du violon semble quelque peu limitée, ne parvenant à donner toute sa faconde que dans la cadence de Ferrucio Busoni choisie, ce soir, par la soliste. Le deuxième mouvement, Adagio, entamé par une douloureuse mélodie du hautbois permet à Isabelle Faust de faire montre de toute la délicatesse de son jeu, de son sublime legato, de la poésie et de la profondeur d'intonation de son phrasé, renforcé par de magnifiques contrechants de cor, avant que le Finale ne voie chanter le violon sur des rythmes tziganes virtuoses emportant orchestre et soliste dans une même complicité.
A la lecture et à l'écoute de la terrifiante Symphonie n° 4 composée pendant la période des grandes purges staliniennes, contemporaine de l'incident provoqué par l'opéra de Lady Macbeth de Mtensk et du dévastateur article de la Pravda mettant en garde contre toute soupçon de « formalisme », on comprend aisément que Chostakovitch ait décidé de mettre cette sulfureuse partition sous le boisseau en attendant des jours meilleurs … Jours meilleurs qui tardèrent à advenir puisque ce n'est qu' en 1961 (25 ans après sa composition !) qu'elle fut créée à Moscou par Kirill Kondrachine. Symphonie colossale, complexe et d'une âpreté indicible vous prenant à la gorge, elle est certainement la plus chargée en contenu émotionnel, constituant un véritable défi pour tout chef et orchestre qui s'y attaquent…
Ce que cette symphonie perd sans nul doute en âpreté et en urgence par rapport aux interprétations russes, elle le gagne assurément en beauté sonore dans cette lecture plus occidentalisée proposée par Simon Rattle. Une interprétation, plus mahlérienne que chostakovitchienne, sans dystopie effrayante, qui vaut plus par la qualité orchestrale que par les options interprétatives discutables du chef britannique qui nous réserve toutefois quelques beaux moments mais se perd, une fois encore, dans une lecture par trop analytique faisant fi de l'Histoire, s'égarant dans des dédales de performances solistiques, intrinsèquement irréprochables (hautbois d'Olivier Stankiewicz et basson de Daniel Jemison) mais vides de sens. Certes l'entame du premier mouvement est terrifiante dans son mélange de violence, de dérision et de lyrisme déliquescent. La clarté de la mise en place est impressionnante sans une once de confusion malgré la complexité de la partition, mais les rafales de cordes du Presto manquent de rage dans les attaques. La dynamique est altérée par un tempo trop lent et des fluctuations agogiques trop marquées, entamant d'autant la tension du discours. Le deuxième mouvement peine à rassembler ce qui est épars dans un tout cohérent. Le troisième mouvement trop lent, juxtapose plus que ne rassemble une marche funèbre, un crescendo superbement préparé, une valse et un imposant choral de cuivres avant une coda très décantée, véritable désert musical dans lequel s'élèvent les mornes sonorités du célesta, de la harpe et de la trompette sur une scansion lugubre des timbales préludant à un retour pesant au silence…
Crédit photographique : © Mark Allan
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Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez.
9-III-2024. George Gershwin (1898-1937) : Let’ Em eat cake ; Concerto en fa ; Strike up the Band ; Roy Harris (1898-1979) : Symphonie n° 3 ; John Adams (né en 1947) : Frenzy, création française. Kirill Gerstein, piano. London Symphony Orchestra, direction : Simon Rattle.
10-III-2024. Johannes Brahms (1833-1897) : Concerto pour violon en ré majeur op. 77 ; Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43. Isabelle Faust, violon. London Symphony Orchestra, direction : Simon Rattle.