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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 10-III-2024. Richard Wagner (1813-1883) : Lohengrin, opéra romantique en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Florent Siaud. Décors : Romain Fabre. Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz. Lumières : Nicolas Descoteaux. Vidéo : Éric Maniengui. Avec : Michael Spyres, Lohengrin ; Johanni Van Oostrum, Elsa ; Martina Serafin, Elsa ; Josef Wagner, Friedrich von Telramund ; Timo Riihonen, Heinrich der Vogler ; Edwin Fardini, le Hérault ; Jean-Noël Teyssier, Nicolas Kuhn, Fabien Gaschy, Young-Min Suk, Dominic Burns, Nobles brabançons ; Oguljan Karryeva, Tatiana Zolotikova, Stella Oikonomou, Nadia Bieber, Dames brabançonnes. Chœur de l’Opéra national du Rhin (Chef de chœur : Hendrik Haas), Chœur d’Angers Nantes Opéra (Chef de chœur : Xavier Ribes), Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction : Aziz Shokhakimov
Après des Berlioz de classe internationale, Strasbourg fait à nouveau l'événement avec une nouvelle production wagnérienne à l'Opéra du Rhin et la prise de rôle de Michael Spyres en Lohengrin, l'Elsa renommée de Johanni Van Oostrum ainsi que la direction d'Aziz Shokhakimov.
Le ténor Michael Spyres est un incroyable caméléon. Son ambitus de trois octaves, sa technique transcendante et fruit d'une profonde réflexion sur son art, sa curiosité insatiable lui ont permis d'aborder avec une constante réussite tant le baroque que l'opera seria du XVIIIᵉ siècle, le bel canto romantique italien et le grand opéra français de la première moitié du XIXᵉ. Plus récemment, il a encore élargi ce répertoire vers des rôles plus lourds et même visité la tessiture de baryton comme en témoignent ses albums Baritenor puis Contra-Tenor. Strasbourg se souvient encore de son magistral cycle Berlioz, aux cotés de Joyce DiDonato et John Nelson à la direction, inauguré en 2017 par des Troyens de référence. L'univers wagnérien le tentait depuis longtemps mais il a attendu de mûrir et de développer sa voix avant de l'oser sur scène. Et c'est à Strasbourg encore qu'il offre sa première prise de grand rôle intégrale (il a chanté Erik dans Le Vaisseau Fantôme à Hambourg fin 2023), tandis que Warner vient de sortir son passionnant album In the Shadows, où il explore la filiation wagnérienne depuis Méhul en passant par Rossini, Meyerbeer ou le rare Marschner, et que Bayreuth l'annonce en Siegmund l'été prochain.
Très bien préparé et ultra concentré, Michael Spyres propose un Lohengrin différent mais non moins intéressant. Le timbre plutôt clair mais opulent et superbement projeté convient parfaitement à son personnage venu d'ailleurs et mystique, un peu à la manière de Klaus Florian Vogt qui en a fait un de ses rôles favoris. La parfaite homogénéité des registres, l'incroyable contrôle du souffle assurent une tenue des lignes et un legato superbes ainsi qu'une diction d'une totale intelligibilité. L'aigu en voix mixte appuyée lui autorise des nuances et des subtilités inouïes mais se montre un peu limite en puissance et en métal héroïque face aux tutti orchestraux (les ensemble finaux des deux premiers actes par exemple). Au passif, l'incarnation du personnage est encore peu dessinée, corollaire d'une attention tournée surtout vers le chant, de la prudence compréhensible pour une première et surtout d'une direction d'acteurs aux abonnés absents, nous y reviendrons.
Pour l'événement, l'Opéra national du Rhin aligne une distribution de niveau international. L'Elsa de Johanni Van Oostrum, entendue notamment à Paris en début de saison, a acquis une incontestable notoriété. Puissance adéquate, luminosité du timbre, liberté et clarté des aigus, incarnation d'une féminité irradiante concourent en effet à un portrait complet et très séduisant de l'héroïne. En Telramund, Josef Wagner met un peu de temps à se chauffer mais offre lui aussi puissance, intensité et véracité au rôle d'un timbre manquant peut-être d'un peu de noirceur. Anaïk Morel ayant dû renoncer au rôle d'Ortrud « pour raisons de santé », c'est Martina Serafin qui la remplace avec toute la véhémence et le venin nécessaires en dépit d'aigus devenus très acides et tendus. Timo Riihionen campe un magnifique Henri l'Oiseleur de sa voix de basse somptueuse et aux graves sonores tandis que Edwin Fardini donne un relief rare au rôle du Hérault par son émission puissante, sa qualité vocale et son engagement. L'Opéra national du Rhin a distribué les rôles moins décisifs des Nobles et Dames brabançonnes aux chanteurs du Choeur ; tous se montrent à la hauteur de l'enjeu.
A la tête d'un Orchestre philharmonique de Strasbourg très engagé, Aziz Shokhakimov déploie toute la magnificence et la puissance de l'orchestration wagnérienne avec sa direction très active mais toujours en phase avec les chanteurs. La plénitude des tutti , à laquelle participe la spatialisation des trompettes dans les loges latérales et à la corbeille, alterne avec le soin apporté aux couleurs instrumentales parfaitement mises en évidence. Le Chœur de l'Opéra national du Rhin associé au Chœur d'Angers Nantes Opéra réalise lui aussi une impressionnante performance.
Comme le montre son intervention dans le programme de salle, le metteur en scène Florent Siaud a nourri sa réflexion sur Lohengrin d'une ample culture littéraire et philosophique. Il y voit l'impasse d'une société qui cherche son unité dans le nationalisme, l'unanimisme politique dogmatique et quasi mystique, le bellicisme envers tout ce qui lui est étranger. Lohengrin est un de ces nombreux « sauveurs improbables » qui ont émaillé l'Histoire et souvent pour le pire tandis qu'Elsa, Telramud et Ortrud incarnent le libre arbitre et la capacité à questionner, que toutes les dictatures cherchent à éliminer. Mais au final, que voit-on sur scène ? Dans le décor ruiniforme inspiré par la Grèce antique de Romain Fabre évolue une assemblée d'allure sectaire, vêtue d'uniformes militaires aux longs manteaux comme ceux du XIXᵉ siècle, bleus pour les partisans du roi et de Lohengrin, noirs pour les contestataires Telramund, Ortrud et leurs rares adeptes. Un monde totalitaire où les opposants sont éliminés par pendaison et les idées par autodafé des livres. Un monde sclérosé où apparaît Lohengrin tel un deus ex machina en moine mystique avant de revêtir à son tour le costume guerrier.
L'esthétique choisie, les lentes processions du chœur et leur placement géométrique, la lourde symbolique des multiples croix transformées en poignards ou ornant les épées nous ramènent à un siècle en arrière de mise en scène wagnérienne, bien avant la révolution de Wieland Wagner à Bayreuth. La faible direction d'acteurs, qui se contente de régler les mouvements sans travailler sur les corps et les expressions, transforme les personnages en statues hiératiques et contraint les chanteurs aux poses stéréotypées. De l'analyse pertinente suscitée, presque rien ne transparaît dans le travail scénique. Quant au livret, il n'est qu'illustré. Durant le prélude, Elsa observe avec son frère et ses jeunes amis la constellation du Cygne (!) à la lunette puis il disparaît (elle ne retrouve que sa cuirasse moyenâgeuse) pour réapparaître à la toute fin en nouveau sauveur. C'est bien peu…
C'est donc avant tout pour sa très haute qualité d'interprétation musicale que ce Lohengrin a su convaincre et suscité une rare standing ovation du public strasbourgeois. Pour la petite histoire, on y a noté la présence du directeur de l'Opéra national de Paris Alexander Neef. Pour une future incarnation wagnérienne de Michael Spyres à Paris ?
Crédit photographique © Klara Beck
Modifié le 15/03/2024 à 15h38
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