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Golden Hour : une soirée miracle au Ballet de Bordeaux

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Bordeaux. Grand Théâtre. 6-III-2024. Ballet de l’Opéra de Bordeaux : Soirée Golden Hour.
Frank Bridge Variations. Chorégraphie : Hans Van Manen. Avec : Mathilde Froustey, Riku Ota, Marina Guizien et Ashley Whittle
Step Lightly. Chorégraphie : Sol León et Paul Lightfoot. Avec : Ahyun Shin, Vanessa Feuillatte, Marini Da Silva Vianna, Emma Fazzi, Ryota Hasegawa et Marc-Emmanuel Zanoli.
Within the Golden Hour. Chorégraphie : Christopher Wheeldon. Avec : Vanessa Feuillatte, Ashley Whittle, Hélène Bernardou, Riku Ota, Ahyun Shin et Oleg Rogachev.

Il y a des soirées miracle, où quatre maîtres de la chorégraphie d'aujourd'hui peuvent rivaliser dans la joie du mouvement avec une inventivité et une musicalité sans faille. C'est le cas dans ce programme Golden Hour dansé par le Ballet de l'Opéra de Bordeaux.

Le Ballet de l'Opéra de Bordeaux persiste et signe, avec raison, dans l'idée qu'il faut plus que jamais continuer à programmer des chorégraphes d'aujourd'hui, travaillant sur le langage du ballet classique. C'est d'autant plus nécessaire que très peu de compagnies françaises se donnent encore ce rôle et ce plaisir aussi, accordé tant à des danseurs bien entrainés, qu'à un public à qui l'on donne peu l'occasion de voir ce type de programmes hors de Paris.  C'est plus que vrai avec ce triptyque (prenant la suite d'une surprenante Giselle revisitée  à Noël), programmé par son directeur, Eric Quilleré et consacré à quatre icônes vivantes de la danse néo-classique européenne, à l'affiche dans de très nombreux théâtres de pays voisins, et très peu chez nous.

L'absence presque totale d' en France est une incongruité inexplicable. Le chorégraphe hollandais, qui a d'ailleurs fait ses débuts de danseurs à Paris avec Roland Petit et Zizi Jeanmaire en… 1959, aura 92 ans en juillet prochain. Il est sûrement le doyen des créateurs de ballets encore en activité, et il serait temps que les grandes compagnies françaises capables de le danser pensent à lui, qui continue à se déplacer pour remonter l'un de ses 150 ballets, tous intemporels et d'une modernité sans faille. Van Manen est d'ailleurs venu à Bordeaux la dernière semaine des répétitions pour superviser et même adapter sur les danseurs bordelais sa propre œuvre, pour laquelle il est aussi venu saluer, le soir de la Première, avec une élégance et un bonheur qui faisaient plaisir à voir. Il a dit, par ailleurs, qu'il aimerait tant voir plus de ses œuvres dansées par l'Opéra de Paris.

Frank Bridge Variations, qui ouvre la soirée bordelaise, n'est peut-être pas la plus emblématique ni la plus forte de son style. Il y a là une rudesse et une facette sombre qui tranchent avec la luminosité vive du reste de son travail, assez balanchinien sur la forme (ballets courts aux tempi rapides, non narratifs, sans décors ni costumes complexes, et d'une immense musicalité) mais très hollandais sur le fond, où les émotions des sentiments doivent être vécues par les interprètes, quand bien même « la danse, c'est la danse et rien d'autre », aime-t-il à dire.

L'émotion est pourtant bien là, dans cette œuvre crée en 2005 pour Het Nationale Ballet d'Amsterdam, dont , dieu vivant dans son pays, est encore aujourd'hui un chorégraphe résident. Inspiré par 9 des 11 courts mouvements que Benjamin Britten a créés en hommage à son maitre Frank Bridge, van Manen enchaîne les ensembles, duos, solos, sextuors avec une vivacité permanente, coupée seulement par une marche funèbre très intériorisée. Les dix danseurs, en académiques de couleurs sombres, avec des filles sur demi-pointes (pas si fréquents chez van Manen) enchaînent les rencontres sur scène, avec des marches, des courses, des corps qui se croisent, s'élèvent, se reposent, avec des ports de bras d'athlètes plus que de danseurs, doigts écartés, poings fermés…

Parmi les couples, il faut noter les débuts à Bordeaux, de la nouvelle Étoile du Ballet, Mathilde Froustey, ex-Opéra de Paris puis soliste du San Francisco Ballet. Arrivée des États-Unis il y a dix mois, elle s'était gravement blessée juste avant ses grands débuts dans Don Quichotte. Elle revient ici de manière presque anonyme, sans brio particulier, et sans doute a-t-elle encore besoin de temps ou d'assurance pour revenir en scène avec panache, même si cela passe ici par un petit rôle. Son partenaire, l'Étoile japonaise (nommé le même jour que ) brille avec elle, de sa précision et son sens des attaques et des reprises.

Dans une logique presque chronologique de transmission des savoirs, et (auxquels le ballet de van Manen est dédié) prennent la suite de la soirée, avec la reprise d'un chef d'œuvre, Step Lightly, crée il y a déjà 30 ans pour le Nederlands Dans Theater de La Haye et entrée au répertoire du Ballet de Bordeaux en 2021. L'Espagnole et le Britannique qui se sont rencontrés comme danseurs au NDT (et furent des interprètes émérites de van Manen) avant de diriger la compagnie de 2011 à 2020, n'en étaient qu'à leur troisième création, mais quel coup de maître ! Sur les musiques des « Mystères des voix bulgares », ils ont crée un très bel univers naturel et écolo avant l'heure. Dans le plus grand silence, quatre filles et deux garçons entrent en scène enroulés au sol, pieds flex, créant une étonnante image de grenouilles envahissant la terre, petites choses vivantes face à l'immensité des arbres dessinés au loin. Lorsqu'ils se lèvent, les envoutantes voix féminines accompagnent leur éveil à la vie et leur découverte du monde qui les entoure. Un monde sans doute un peu cruel et solitaire. Les filles (Ahuyn Shin, Vanessa Feuillatte, Marini Da Silva Vianna, Emma Fazzi), en robe vert foncé, s'élancent dans des lamentations parfois sauvages, mains tendues, pieds presque crochus, portées par les voix vibrantes de chœurs féminins.

Les deux garçons (superbes Ryota Hasegawa et Marc-Emmanuel Zanoli), pantalon gris et blouse beige, sans doute des paysans, évoluent dans une folle danse hybride où le folklore épouse des formes contemporaines proches de Mats Ek ou de Jiri Kylian, toute en finesse, avec une précision absolue. Les rythmes pas si lents de la musique entraînent les six danseurs dans un tourbillon émotionnel particulièrement bouleversant. Et cela est très intéressant, de voir comment un chœur de femmes ne nécessite pas forcément de choisir une forme chorale de danses.

Ce n'est pas l'émotion, mais la pure joie du mouvement qui caractérise Within the Golden Hour, œuvre du Britannique , le cadet de la soirée, et celui qui fait culminer cette montée vers la lumière. Wheeldon est désormais célèbre pour chorégraphier d'importants ballets narratifs (Alice au pays des merveilles, Conte d'hiver, Cendrillon..) ou abstraits, mais aussi des comédies musicales (An American in Paris, MJ the Musical autour de Michael Jackson, qui triomphe actuellement à New York). Wheeldon a grandi au Royal Ballet de Londres, mais il a un long passé new-yorkais,  ayant rejoint comme danseur le New York City Ballet où il y est devenu premier chorégraphe résident. Ce sont donc toutes ces paillettes « made in USA » que l'on retrouve dans Within the Golden Hour créé pour le San Francisco Ballet en 2008.

Depuis, les costumes ont changé, les académiques ont fait place à des vêtements incrustés de perles de verre, créant un univers de paillettes scintillantes.

Le rythme de ce ballet abstrait est à l'avenant : dansant sur pointes ce nouveau ballet entrant au répertoire de la compagnie, les filles s'en donnent à cœur joie sur la musique répétitive et enjouée du compositeur minimaliste italien Ezio Bosso. Rythmés par une musique allant crescendo, et des changements fréquents de fonds de lumières (censés rappeler les mosaïques du peintre autrichien Gustav Klimt), les quatorze danseurs s'élancent sur scène avec une joie communicative et une technique sans faille, interrompue par de belles conversations musicales de duos finalement plus intéressants que les ensembles, certaines bien menés, mais qui tendent à se répéter. Outre le très beau couple formé par et Oleg Rogachev, et l'explosif duo formé par Hélène Bernadou et , on a aussi remarqué un extraordinaire duo pour garçons (Diego Lima et Riccardo Zuddas), bondissant, ultra technique et très ensemble. L'œuvre s'étire un peu, prise au piège d'une composition musicale troussée au kilomètre, mais on ne peut se plaindre de voir ici une explosion de sons, de corps et de couleurs, sorte de spectacle total, offert avec générosité par une compagnie heureuse d'être en scène et de donner ce que recherche sûrement le public par les temps actuels : du beau qui permet d'oublier et de s'oublier. N'est-ce pas ce que l'on demande à une compagnie de ballets ?

Crédit  photographiques : © Pierre Planchenault

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