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Roman Haubenstock-Ramati, un oublié du modernisme musical remis en scène à Zurich

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Zurich. Opernhaus (Spiegelsaal). 3-III-2024. György Kurtág (né en 1926) : 12 Microludes op. 28 ; Franz Schubert (1797-1827) : Quatuor D. 887, 2e mouvement ; Roman Haubenstock-Ramati (1919-1994) : Mobile V pour instrument à vent et instrument à cordes ; Quatuor à cordes n° 2 in memoriam Christl Zimmerl. Heinz Holliger, hautbois ; Ilya Gringolts, violon ; Gringolts Quartett.

Avant d'en venir à son opéra Amerika, un concert de musique de chambre autour de donne un premier aperçu sur une œuvre résolument singulière.

n'a jamais été un compositeur vedette, même de son vivant ; depuis sa mort en 1994, sa présence dans la vie musicale est plus réduite encore. Né en Pologne en 1919, un peu avant la génération flamboyante des Boulez et Stockhausen, il a été directement marqué par le tragique de son temps : élève à Lviv de Józef Koffler, lui-même ancien élève de Schönberg, il n'a évité la Shoah qui a frappé la plupart de ses camarades que parce que les Soviétiques qui ont envahi la ville dans le cadre du pacte germano-soviétique l'ont envoyé au goulag en Sibérie. Libéré sans raison apparente en 1942, il n'a rejoint l'Europe occidentale que par un long périple passant par Tachkent et Bagdad : pas étonnant qu'il ait été attiré par l'univers de Kafka. D'abord retourné en Pologne en 1947, il reprend le chemin de l'exil en 1950 quand il comprend que la situation de son pays est sans espoir ; il s'installe durablement à Vienne, grâce à un poste d'éditeur chez Universal Edition, l'une des principales maisons d'édition en musique contemporaine, avant d'obtenir un poste de professeur de composition, son élève le plus connu étant certainement Beat Furrer.

Le matin de la première de son opéra kafkaïen Amerika, l'Opéra de Zurich invite à une première appréhension de cette figure singulière à travers un concert de musique de chambre dans le petit foyer qui abrite ses fréquents concerts du dimanche matin – toutes les places sont prises, et une plus grande salle aurait permis de satisfaire un plus grand nombre de curieux tout en offrant une acoustique un peu plus aérée. Le maître d'œuvre de la matinée n'est autre que , grand passeur de la musique de ses contemporains, qui a entretenu avec le farouche Haubenstock-Ramati une longue amitié musicale. Le voir interpréter aujourd'hui Multiple V, une pièce de 1970 qui lui est dédiée, est particulièrement émouvant, et il rend compte avec une fougue inentamée de l'inventivité et de la singularité de son collègue disparu. L'œuvre est à bien des égards typique de sa manière de faire : son sens graphique, mis à contribution dans son métier d'éditeur, le fait sortir de la notation habituelle, mais c'est bien autre chose qu'un caprice. L'instrumentation de la pièce le dit déjà : on l'entend ici par un violon () et un hautbois, mais la partition prévoit simplement « un bois et un instrument à cordes ». Cette manière de ne pas fixer les choses, de laisser aux interprètes une forme de liberté qui est aussi un défi, est aussi un produit de sa biographie. Sans pour autant faire de la partition un simple point de départ, il pose les problèmes musicaux très différemment de ses collègues, de ceux notamment qui étaient à la tête de l'avant-garde musicale de son temps. Ici, malgré l'absence de texte, on comprend que Haubenstock-Ramati était passionné par Joyce, Kafka, Beckett, qu'il a abondamment mis en musique : il y a quelque chose d'un langage sorti de ses gonds, de ceux de la raison et du sens. Les modes de jeu, en particulier pour le hautbois, sont multiples (le plus frappant étant ce moment où joue de son instrument en en ayant retiré l'anche), et la voix des deux musiciens est aussi mise à contribution.

Claus Spahn, chef dramaturge de l'Opéra de Zurich, mène ensuite une conversation avec Heinz Holliger, dont les propos sont si clairs et si pertinents qu'il n'a qu'à peine besoin d'intervenir : Holliger parle de sa rencontre avec son timide collègue, raconte sa biographie et présente la dernière œuvre au programme, son 2e quatuor à cordes (1977), dédié à la mémoire d'une étoile du ballet de l'Opéra de Vienne et créé par le Quatuor Alban Berg ; il en compare la tonalité pudique et élevée avec la religiosité à distance des œuvres sacrées tardives de Stravinsky. Le premier et le dernier mouvement font référence à Vienne, sa ville d'adoption, les mouvements intermédiaires, notamment les deux canons, portent en eux tout un univers musical, cet héritage dont les Berg étaient porteurs, sans aucune forme d'imitation servile. C'est aujourd'hui le quatuor Gringolts qui s'en font les hérauts, avec une richesse sonore à la hauteur de celle de leurs prédécesseurs ; les quatre musiciens avaient ouvert le concert avec deux grandes œuvres du répertoire d'Europe centrale, les Microludes de Kurtág et le deuxième mouvement du quatuor D. 887 de Schubert, sans que les liens dramaturgiques de ces choix soient présentés – le poids de l'histoire a frappé Kurtág presque autant que Haubenstock-Ramati, et les Microludes arrachées en quelque sorte au silence peuvent entrer en résonance avec l'univers de ce musicien singulier, sans en partager tout à fait ni l'héritage ni l'approche compositionnelle.

Photo :   © DR ; © Mats Bäcker

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Zurich. Opernhaus (Spiegelsaal). 3-III-2024. György Kurtág (né en 1926) : 12 Microludes op. 28 ; Franz Schubert (1797-1827) : Quatuor D. 887, 2e mouvement ; Roman Haubenstock-Ramati (1919-1994) : Mobile V pour instrument à vent et instrument à cordes ; Quatuor à cordes n° 2 in memoriam Christl Zimmerl. Heinz Holliger, hautbois ; Ilya Gringolts, violon ; Gringolts Quartett.

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