Stravinsky à la Philharmonie de Paris, entre exaltation et trahison
Plus de détails
Paris. Philharmonie, grande salle Pierre-Boulez. 28-II-2024, 19h. « Les Ballets russes, avec films ». Igor Stravinsky (1882-1971) : L’Oiseau de feu (1909-1910) ; Rebecca Zlotowski (née en 1980) : Constellations (2023, d’après Planetarium, 2016). Igor Stravinski : Petrouchka, scènes burlesques en quatre tableaux (1910-1911) ; Bertrand Mandico (né en 1971) : Ballets russes (2023). Igor Stravinski : Le Sacre du printemps, tableaux de la Russie païenne en deux parties (1910-1913) ; Evangelía Kranióti (née en 1979) : Anywhere out of the world (2023). Eiichi Chijiiwa, violon ; Jean-Baptiste Doulcet, piano. Orchestre de Paris, direction : Klaus Mäkelä
Trois musiques, trois films : ce soir, un écran géant domine et écrase un peu la scène de la grande salle Pierre-Boulez pour projeter trois films influencés par trois œuvres de la période russe de Stravinsky : L'Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps.
Les trois films sont signés Rebecca Zlotowski, Evangelía Kranióti et Bertrand Mandico, et ont pour point commun un certain goût pour la morbidité dans l'étalement du culte de soi. Décloisonnement des arts, extravagance assumée, profanation, recherche de transcendance, conquête de nouveaux publics ? La Philharmonie a décidé de mélanger les genres dans ce programme en co-production avec le festival d'Aix-en-Provence. La musique « fait penser à un tas de choses », ironise Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues… Eh bien, ce soir, le public n'a pas à se donner cette peine, puisque la Philharmonie y pourvoit en lui imposant trois créations librement inspirées de Stravinsky. Trois présupposés sont peut-être à l'origine d'une telle prise en charge : la musique en général suscite des images, la musique classique en particulier est difficile d'accès et les gens manquent d'imagination (il faut les intéresser). Le plus drôle, s'il l'on peut dire, c'est de constater que l'image captive, aussi insignifiante soit-elle, et arrive à faire oublier la musique. Le combat est inégal ! De fait, la proposition se trouve inversée – ce pourquoi le mélomane abdique et se chagrine – puisqu'il s'agit de cinéma musical. Sans compter que le lien entre ce qu'on voit et ce qu'on entend est loin d'être évident. Donc, ce soir, débauche visuelle et sonore. Pour une consommation totale, ne manquent plus que les gros pots de pop-corn disponibles en salles obscures. Une prémonition ?
Coup d'envoi avec L'Oiseau de feu (1909-1910) d'Igor Stravinski (1882-1971) et Constellations (2023, d'après Planetarium, 2016) de Rebecca Zlotowski. La réalisatrice affirme que son art entretient une affinité secrète avec le premier ballet du compositeur, dont elle a précédemment utilisé la « danse infernale » et la « berceuse ». Voici les parallèles qu'elle établit : « le jardin enchanté de Kastcheï, le lieu abstrait du cinéma, l'oiseau de feu, ce fantôme que le producteur a l'idée de capturer, les princesses à la beauté stupéfiante, les sœurs Barlow, Ivan Tsarévitch, Korben lui-même. » Ainsi se trouve transposé dans le Paris chic des années 30 un conte issu du folklore populaire slave. Images et décors somptueux, mise en scène alerte, beauté et jeu magnifique des acteurs (Natalie Portman, Lise-Rose Depp et Emmanuel Salinger), cérébralité de l'ensemble (il est question de cinéma dans ce cinéma)… : l'auditeur se voit partagé entre deux productions absolument autonomes, aucune œuvre n'ayant besoin de l'autre pour exister (sauf bien sûr la bande-son pour le film) et chacune évoluant avec son langage propre. Comme on l'a dit, l'invasion filmique nuit à l'appréciation de ce qui se joue en direct sur scène, et c'est bien dommage. Quoi qu'il en soit, le sémillant Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris mettent le feu à cet Oiseau.
Quant au ballet Petrouchka, scènes burlesques en quatre tableaux (1910-1911), il se voit investi par les Ballets russes (2023) de Bertrand Mandico. Quiconque a déjà confié sa tête au salon de coiffure d'une grande chaîne a déjà subi les clips qui passent en boucles sur les écrans occupant les différents espaces, et qui, pour mettre en avant le savoir-faire de la maison ou l'un de ses produits miracle, passent d'interminables scènes s'enchaînant non selon un véritable scénario, mais une succession de mini-fictions (on vous raconte l'exploit). L'art de la coiffure devient prétexte à des défilés de mode plutôt, avec gros plans, ralentis, accélérés, contre-champs, cuts, film dans le film, etc. L'androgynie étant dans l'air du temps, elle y occupe une place centrale. Voilà ce que sont ces Ballets russes (2023), mais dans une esthétique beaucoup plus baroque s'inspirant des années 70-80 japonaises et européennes. Tous les « ismes » de la perversion y passent : narcissisme, fétichisme, sado-masochisme, exhibitionnisme, voyeurisme…, avec même de navrantes allusions au nazisme (les tas d'affaires que l'on voit dans un décor de béton, la « couturière manipulatrice » borgne aux cheveux peroxydés, aux yeux bleus, au chemisier blanc, pantalon gris à pinces et bâton menaçant…), tout cela sous couleur de dénonciation de certains abus propres au monde de la mode ! Bref, un univers de pacotille qui agace plus qu'il ne met mal à l'aise. À noter d'ailleurs que les trois films baignent tous dans un climat de mort, tandis que la musique de Stravinsky est d'une prodigieuse vitalité, même quand l'argument est tragique.
Anywhere out of the world (2023) d'Evangelía Kranióti n'échappe pas non plus à l'attrait des thèmes au goût du jour, en les amalgamant (ces thématiques sont légitimes en soi, voire salutaires, c'est leur exposition qui fait problème ici) : exhibitionnisme des corps et des visages en souffrance, confusion des sexes, dérèglement climatique (fonte des glaces par exemple), SDF se rêvant Dieu dans une pensée shamanique, dénonciation de l'Occident, etc. À peine projetée, cette vidéo est datée. Il faut fermer les yeux à plusieurs reprises (tout comme pour Les Noces avec vidéo en janvier) pour mieux prêter attention au Sacre du printemps, tableaux de la Russie païenne en deux parties (1910-1913), chef-d'œuvre intact, lui. Électrisé par un diable bondissant, l'Orchestre de Paris en rend toute la rudesse, les dynamiques, les rythmes entrecroisés, les multiples changements d'atmosphère et les silences, si importants dans toute cette « simplification essentielle » (Pierre Boulez). Les timbres variés et l'harmonie complexe, souvent dissonante, sont parfaitement rendus par l'acoustique de la grande salle Pierre-Boulez.
Klaus Mäkelä en particulier et l'orchestre sont ovationnés. Les trois cinéastes essuient ensemble quelques huées et sifflets (Rebecca Zlotowski ne les méritant pas), preuve que bon sens et cuistrerie ne sauraient toujours faire… recette.
Crédits photographiques : Klaus Mäkelä © Marco Borggreve
Plus de détails
Paris. Philharmonie, grande salle Pierre-Boulez. 28-II-2024, 19h. « Les Ballets russes, avec films ». Igor Stravinsky (1882-1971) : L’Oiseau de feu (1909-1910) ; Rebecca Zlotowski (née en 1980) : Constellations (2023, d’après Planetarium, 2016). Igor Stravinski : Petrouchka, scènes burlesques en quatre tableaux (1910-1911) ; Bertrand Mandico (né en 1971) : Ballets russes (2023). Igor Stravinski : Le Sacre du printemps, tableaux de la Russie païenne en deux parties (1910-1913) ; Evangelía Kranióti (née en 1979) : Anywhere out of the world (2023). Eiichi Chijiiwa, violon ; Jean-Baptiste Doulcet, piano. Orchestre de Paris, direction : Klaus Mäkelä