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Vladimir Vogel, le chantre de la dodécaphonie réfugié en Suisse

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 

La villa Comologno (Tessin), dans la « Barca », a accueilli bon nombre d'écrivains, peintres et musiciens persécutés après 1930 alors que le fascisme européen fait rage, grâce à l'hospitalité de l'avocat zurichois Wladimir Rosenbaum et de son épouse Aline Valangin. Dans la résidence estivale des Rosenbaum, on jouit d'un échange intellectuel et d'un libertinage à la bohême, à l'abri des sévices nazis, mais sous le regard suspicieux des paysans du lieu.

Comologno (« La Barca » à droite, avec sa tourelle) et Spruga, dernier village de la Valle Onsernone

Wladimir Rudofowitsch Vogel, de son vrai nom, est né en février 1896 à Moscou, d'un père allemand (de Dresde) et d'une mère juive russe. La rencontre de Skrjabin en 1911 est pour l'adolescent un jalon décisif de son itinéraire musical : enfin une musique russe qui s'est affranchie des effusions romantiques à la Rachmaninov ! Déportées comme « Reichsdeutsche » pendant la guerre dans la région retirée de l'Oural, les familles d'origine allemande sont envoyées après 1918 à Berlin, en échange contre des prisonniers russes en Allemagne. Assoiffé de connaître les nouveautés dans le domaine de l'art, Vogel s'imprègne ici des idées constructivistes, tout en intégrant dans ses études musicales les créations artistiques autour du groupe du « Sturm » : Kandinsky, Kokoschka, Klee et la poésie expressionniste d'un August Stramm. Grâce aux initiatives de l'apôtre de la musique contemporaine Hermann Scherchen, Berlin accueille les œuvres de Schönberg, de Bartók, de Stravinsky. Albert Einstein donne ses cours sur la relativité que Vogel suit régulièrement, désireux de pénétrer dans les domaines scientifiques. Il n'hésite pas à contacter le maître pour étaler devant lui les charmes de la musique moderne, et Einstein (violoniste chevronné) de décliner poliment : « Je reste chez Bach ! »

En 1920, Ferruccio Busoni suit à Richard Strauss sur la chaire de la Haute École de Musique à Berlin. Le professeur italien n'accepte qu'une élite de six élèves dans ses cours de composition, dont et Kurt Weill. Après la mort de son maître en 1924, Vogel compose sa Sinfonia fugata – in memoriam F. Busoni, une œuvre atonale, polyphonique, de structure contrepointique, une synthèse entre forme et contenu. Professeur depuis 1929 au Conservatoire, Vogel se fait connaître avec des œuvres épatantes, illuminées toujours de l'esprit Busoni.

Wagadus Untergang durch die Eitelkeit (Wagadu le vaniteux et sa chute)

Cet oratorio de 1930 retrace l'itinéraire du guerrier kabyle d'antan Gassire, fils du roi du Wagadu, qui va sacrifier ses soldats, même ses fils, pour satisfaire sa soif de pouvoir. De défaite en défaite, Gassire échouera finalement en plein désert du Sahel, dépourvu de tout, avec son luth comme seul bien. Et voilà que l'instrument chante le « Dausi », le chant de la tribu : Seul l'art (la musique) est apte à assurer à l'homme la plénitude de l'existence, et non les richesses accumulées, la création humaine l'emporte sur le matérialisme. Dans cet oratoire, Vogel introduit le « chœur parlant », un chœur à plusieurs voix mais chacune récitant le texte à un certain niveau du son, mais entremêlée dans une polyphonie (selon son idée que la parole est riche en éléments musicaux, il n'y a qu'à les faire ressortir). Hermann Scherchen prépare la création de l'œuvre après 1931 contre vents et marées, mais l'année fatidique de 1933 anéantit son plan (qui pourtant se réalisera à Bruxelles en 1935).

Engagé dans les mouvements ouvriers et, par-dessus le marché, avec une filière juive du côté de la mère, est licencié en 1933 et se voit contraint de quitter l'Allemagne pour se réfugier d'abord en Suisse. Hermann Scherchen invite son protégé à l'accompagner lors des Journées de Musique Contemporaine à Strasbourg. Vogel s'y fait connaître auprès des cercles influents de l'époque. Il enseigne la musique de chambre, compose des œuvres comme sa Tripartita pour grand orchestre, une pièce non encore vraiment atonale, zébrée de sons dissonants dans les aigus et pourvue de quelques drôleries comme ce basson qui avance en caquetant. Vogel reste en Alsace comme enseignant jusqu'en 1935, l'année de l'émigration définitive en Suisse. Après une brève escale à Bâle, il est accueilli à Zurich dans la maison des Rosenbaum où l'on trouve une hospitalité sans bornes, si bien que la crème du monde artistique (des réfugiés) se retrouve régulièrement autour de leur table.

Aline Valangin (pianiste et écrivaine) prend Vogel sous sa tutelle, lui offrant un gîte dans leur villa estivale à Comologno. Les autorités tessinoises vont concéder à Vogel quelques activités « professionnelles » (ceci contre les interdictions nationales !), comme son premier colloque d'été sur la musique moderne, où Willi Reich sait emballer les convives avec ses discours sur la dodécaphonie.

avec une œuvre de Jean Arp (domaine public)

Ayant des problèmes de séjour avec son passeport allemand Vogel se décide à un nouvel exil. La Valangin s'installe avec lui à Bruxelles – et peu après à Paris, où les deux amoureux se retrouvent entourés de musiciens comme Honegger, Jolivet, Messiaen et d'autres, des dadaïstes et d'artistes comme Jean Arp, sans parler d'autres réfugiés russes. La vie turbulente parisienne trouve son antipode pendant la saison d'été à Comologno au Tessin. Et voilà que « La Barca » deviendra leur séjour définitif avec la montée du fascisme européen. On y vit sans ressources, on supporte l'hiver dur, et pour s'informer sur les événements en Europe, on se rend à pied jusqu'à Spruga où le bistrot du hameau dispose d'un poste de radio.

 

Dans son retrait, Vogel s'adonne à la dodécaphonie. Déjà son Epitaffio per Alban Berg de 1936 fait référence au discours de la nouvelle école viennoise, une œuvre pour piano in memoriam Alban Berg, un morceau pianistique basé sur l'anagramme, comme les fameux B-A-C-H ou D-S-C-H., à savoir ici :

A l b a (n) B e r g

A la' b a B e re' g
( La / la' / si-bémol / la / Si-bémol / mi / ré' / sol )

selon les alphabets musicaux allemands et italiens. La série sera suivie de façon linéaire, mais également comme échafaudage d'accords superposés.

En 1937, Vogel médite sur la substance, la portée et les tolérances du système de Schönberg/Webern. Dans son Concerto pour violon commandé par une violoniste zurichoise, il se conforme à la structure traditionnelle des quatre mouvements (rapide-lent-scherzo-rapide), et son matériel dodécaphonique se distingue de la rigueur viennoise, dans la mesure où Vogel tâche de toucher non seulement la ‘ratio' de l'auditeur mais aussi ses fibres émotionnelles.

Le premier mouvement introduit par la cadence du soliste ressemble bel et bien aux structures classiques, le Lento aux trois thèmes rappelle la dimension émotionnelle connue chez Alban Berg, le Scherzando basé sur les 12 sons va livrer peu après la matière de la Finale in modo di Mozart où la série sera intégrée dans les éléments qui renvoient à La Flûte enchantée, et ce concerto débouchera finalement sur une polyphonie harmonieuse sur 12 sons.

Les 12 sons du Scherzando, repris à la 12e mesure (manuscrit de la version remaniée)

Suite au succès mirobolant de son Wagadu à Bruxelles, une musicienne belge lui demande une nouvelle œuvre du même type, un oratorio sur le mythe de Thyl Claes, le héros national de la Flandre du XVIᵉ siècle.

Thyl Claes

Thyl Claes, dont le père a été roué comme protestant flamand sous l'inquisition espagnole, jure de venger celui-ci contre le régime impérial de Charles V. Vogel en tire une leçon de révolte, et son oratorio se divise en deux parties : de l'oppression (composé en 1938) à la libération (de 1945). La matière s'inscrit parfaitement dans le contexte actuel et devient par là un document historique (voir Schönberg et son Survivant de Varsovie).

Cet oratorio épique reflète une fois de plus le concept personnel de Vladimir Vogel : d'un côté l'orchestre et les chanteurs solistes, de l'autre le chœur parlant et le récitant – deux unités qui s'achoppent ou s'interpénètrent, c'est selon. La musique est censée de mettre d'abord en relief le sentiment d'asphyxie que subissaient les Flamands sous l'empire espagnol. Vogel fait ressortir ici les destins individuels avec leur souffrance et la mort par une tonalité libre, tandis que dans la partie « Libération » il met en avant la collectivité, à exprimer par un dispositif monumental de matériaux musicaux, basé ici sur des séries dodécaphoniques.

L'occupation nazie de la Belgique empêche la création de Thyl Claes et les Allemands confisquent la partition, si bien que Vogel sera obligé de la reconstruire pendant la guerre. La création n'aura lieu qu'en 1947 à Genève avec Ernest Ansermet au pupitre. Bien que Vogel jouisse d'une renommée internationale, le début de la guerre lui a imposé la réclusion. A Comologno, sa compagne Aline Valangin, poétesse bilingue, lui offre des poèmes que Vogel va mettre en musique sous le titre de Madrigaux. Ces cantiques a cappella représentent sa première œuvre intégralement dodécaphonique, la série ayant été proposée par la poétesse même. Vogel les caractérise comme expressionnistes, qui rappellent par moments les madrigaux de Gesualdo (aux frictions dissonantes stupéfiantes en l'occurrence pour son époque !).

Le compositeur suit ici strictement les règles de la série, ce qu'illustre déjà le premier numéro à deux voix intitulé « Les yeux piquent…» :

Série de base au soprano et rétrogade mesure 6, renversement à l'alto etc.

La maison à Cologno étant devenue un gîte trop isolé, Valangin et Vogel descendent en 1940 à Ascona, le village du Monte Verità et de ses hippies naturistes de 1900, où ils se retrouvent fréquemment avec Rolf Liebermann, à qui Vogel explique les charmes de la dodécaphonie, en même temps qu'il s'octroie une digression malicieuse en composant un quintette de tonalité libre sur des mélodies folklorique du Tessin – sa Ticinella. D'autre part ses Douze Variétudes pour quatre instruments livrent un exemple « scolaire » de la dodécaphonie. Malgré la rigueur de la structure, Vogel réussit à faire ressortir un caractère chantant dans les aigus, en cédant même au hasard la rencontre aléatoire d'intervalles « classiques » comme la sixte ou la tierce.

Pendant les années de la guerre, le séjour en Suisse de notre compositeur allemand demi-juif reste précaire. La police nationale des étrangers est toujours à ses talons. Les activités professionnelles lui étant interdites Vogel dépend de ses nombreux bienfaiteurs suisses.
Entretemps, la technique s'est développée grâce aux musiciens migrants un peu partout en Europe. Vogel organise en 1948 un colloque « dodécaphonique » international à Orselina au-dessus de Locarno où participent entre autres Dallalpiccola, Malipiero, Hartmann et Liebermann. D'autres conférences suivront à l'étranger. Après 1945 le village pittoresque d'Ascona attire bon nombre de jeunes musiciens suisses ou des pays nordiques, désireux de pénétrer dans le cosmos de la dodécaphonie autour de leur maître Vladimir Vogel qui, de nouveau libre de travailler, donne ses cours du matin au soir. Il est de plus l'initiateur des « Concerts d'Ascona » qui rendent son domicile d'adoption célèbre dans le monde (aujourd'hui le festival des « Settimane Musicale »). La commune lui offre en 1954 la citoyenneté suisse, histoire d'épouser sans tarder sa compagne Aline Valangin.

Un des chefs-d'œuvre de cette période est sans doute le cycle Aripade pour soprano, chœur parlant et quintette sur des poèmes de Jean Arp, son ami depuis leur première rencontre à Paris et qui s'est également établi à Ascona (voir aujourd'hui la « Fondazione Marguerite Arp » à Locarno). Le côté lyrique de ses poèmes est confié au soprano, l'aspect dramatique du texte au chœur parlant. Vu que les poèmes surréalistes laissent le lecteur déconcerté (« Vert comme la mousse d'éclair / nuage mécanisé / œuf dynamite / jamais le vide ne sera nu… ») le compositeur explique dans ses commentaires comment il tâche d'y décrypter un sens logique par les matériaux musicaux : rythme, lignes, densité etc. Quant à conduire le chœur parlant il lui soumet une sorte de partition en réduction :

Les années 1954-60 se révèlent extrêmement fructueuses : une œuvre in memoriam Ferruccio Busoni, un concerto pour violoncelle, les Goethe-Aphorismen pour soprano et orchestre, la Gotthard-Kantate sur un texte de Hölderlin, et puis l'oratorio Jona ging doch nach Ninive ou la cantate Alla memoria die Giovanni B. Pergolesi, une biographie musicale et méditation sur la mort pour le Festival Pergolesi de Zurich en 1959, une Modigliani-Kantate sur le message de l'artiste sans compromis, d'autres œuvres vocales sur Jean Arp (par exemple Worte). Par la suite, Vogel se voit submergé de commandes et ses œuvres ultérieures seront jouées à Zurich, Lucerne, St-Gall, Lugano et à l'étranger.

Domicilié depuis 1964 à Zurich, Vladimir Vogel meurt en 1984, inhumé dans le cimetière de Witikon près de Zurich, deux ans avant la mort d'Aline Valangin à Ascona.

Sources

OESCH Hans, Wladimir Vogel, Francke Verlag, Bern, 1967 (dont les extraits des partitions)

VOGEL Wladimir, Schriften und Aufzeichnungen über Musik, Atlantis, Zürich, 1977.

VOGEL Wladimir, Verzeichnis der musikalischen Werke (par Mireille Geering), Amadeus Verlag, Winterthur, 1992.

PICCARDI Carlo, Musica dal doppiofondo… in « Archivio storico ticinese» no. 151, maggio 2012.

Portrait télévisé de la SRF de 1975 : Aline Valangin en dialecte bernois (voir aussi ses livres sur la vie paysanne dans la' Valle Onsernone')

Enregistrements :

Wagadus Untergang…. Youtube par le Wellesz Theatre + 2 CD (MGB Musikszene Schweiz)

Epitaffio per Alban Berg, plusieurs vidéos Youtube + CD Lausanne 1989

Concerto pour violon, Andrey Lütschg Disque 1975 + Bettina Boller CD 2000

Thil Claes, Youtube par le Wellesz Theatre + CD par l'orchestre della Svizzera italiana (enregistrement de Rete2)

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 
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