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A la Monnaie de Bruxelles, la Walkyrie en noir et blanc selon Romeo Castelucci

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Bruxelles. La Monnaie. 31-I-2024. Richard Wagner (1813-1883) : La Walkyrie (Die Walküre), opéra en trois actes sur un livret original du compositeur. Mise en scène, décors, costumes et éclairages : Romeo Castellucci, avec les collaborations de Maxi Menja Lehmann (mise en scène) , de Paolo Villani (décors), de Clara Rosina Strasser (costumes), et de Raphaël Noël (éclairages). Dramaturgie : Christian Longchamp. Chorégraphie : Cindy Van Acker. avec : Peter Wedd (Siegmund) ; Ante Jernukica (Hunding) ; Gabor Bretz (Wotan) ; Nadja Stefanoff ( Sieglinde) ; Ingela Brimberg (Brünnhilde); Marie-Nicole Lemieux (Fricka); Karen Vermeiren (Gerhilde) ; Tieneke van Ingelgem (Ortlinde) ; Polly Leech (Waltraute) ; Lotte Verstaen (Schwerleite) ; Katie Lowe (Helmwige) ; Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) ; Iris van Wijnen (Grimgerde); Christel Loetzch (Rossweise). Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Alain Altinoglu

La Monnaie poursuit le périple, prévu sur deux saisons, d'une nouvelle production – la première depuis trente ans – du Ring wagnérien, confié au tandem Castellucci-Altinoglu. Après un Rheingold radical mais magistral, cette Walkyrie s'avère plus inégale.

Si l'Anneau maudit est en tant que tel absent  en cette « première journée »,  il  y demeure central pour : il apparaît fugacement avant même le lever de rideau – boueux et à moitié dévoré tant par les eaux que sous les coups d'un personnage anonyme frôlant la noyade. Au final, cinq heures plus tard, est-ce aussi l'anneau qui transparaît derrière ce cercle de feu, symbolique présence du dieu Loge et témoignage de l'embrasement du rocher de Brunnhilde ? L'épée Notung sera évidement l'autre leitmotif visuel, du moins au fil des deux premiers actes. Au mépris des didascalies wagnériennes, c'est de la robe-fourreau de Sieglinde que Siegmund l'extirpera. A l'annonce mortifère faite au héros par Brunnhilde, l'arme de combat suspendue dans le néant renvoie tant à l'Excalibur – telle que filmée selon John Boorman – que par sa forme même, à la croix chrétienne et au sacrifice suprême qu'elle suppose.

Le sulfureux metteur en scène italien avait annoncé vouloir recourir symboliquement aux animaux vivants (on se souvient du taureau Easyrider à Paris dans Moses und Aron). La Monnaie assure leur avoir prodigué toute la bientraitance attendue ! Un mince filet quasi invisible permet d'éviter tant la fuite du berger groenendael compagnon d'Hunding au premier acte – que celle, au deuxième, des nombreuses colombes, images de la fidélité matrimoniale et attributs de Fricka. Plus loin, au lever de rideau du troisième acte, pas moins de huit élégants – et très calmes – destriers assistent les Walkyries pour leur mission chevaleresque. On est ici entre gadgétisation zoologique un peu profuse et surlignage invasif – dans le style des crocodiliens factices flanquant les géants lors du précédent  Rheingold…  : faut-il encore y ajouter le cadavre d'un chien empaillé ostensiblement hissé vers les cintres lorsque Wotan se « débarrasse » de Hunding à l'issue du fatal duel ponctuant l'Acte II ?

Avec la Walkyrie, Wagner figure surtout l'émergence du facteur humain au sein d'un monde jusqu'alors partagé entre dieux, nymphes, géants et nains. L'Homme, pour Castellucci, sera ce soir au-delà  de quelques sentiments élevés  – courage, compassion, ou  surtout Amour–  un creuset de violences viscérales et pulsionnelles, sises entre Eros – le baptême-communion par le sang de la fratrie énamourée à l'issue du premier acte – et Thanatos (les cadavres nus très picturalement goyesques, tels que véhiculés par les Walkyries lors de leur Chevauchée).

La mise en scène du premier acte pourra paraître plus prosaïque et moins aboutie : l'hospitalité provisoire offerte au malheureux Wälsung se résume (une fois éludé le fatras de meubles,tables et chaises, théâtre d'une partie de cache-cache assez  décalée entre les trois protagonistes) en un modeste lit, pour le gîte et, pour le couvert, en un… frigidaire électrique (!) blanchâtre venu de nulle part, où sera rangée l'épée après coup ! –  en total contraste avec cet environnement noirâtre bien hostile. Puis, pour la troisième scène, sur un fond subitement opalescent, une profusion printanière très tachiste célébrera les retrouvailles énamourées de la fratrie, à la façon de l'art floral japonais ou d'un bouquet impressionniste, rares incidences de la couleur dans un monde cliniquement binaire.
Bien plus convaincant nous apparaît le deuxième acte, grâce à une invention visuelle mieux calibrée et à une conduite d'acteurs millimétrée au fil des chassés-croisés et des affrontements orageux : l'invention visuelle est au rendez-vous ; par exemple lors du trio très tendu entre Wotan, Brünnhilde et Fricka, cette dernière est affublée d'une improbable tenue plissée – entre robe matrimoniale et burqa immaculée –  tout comme ses suivantes…- et est flanquée d'une armada de mannequins, inquiétants fantoches tout droit sorti d'une toile de Chirico. C'est au troisième acte que le défi d'une mise en scène minimaliste et dichotomique – entre blanc et du noir, tel adret et ubac d'une même âme, projection du monde entre volonté et représentation schopenhaueriennes – atteint une incomparable transcendance, au fil du long dialogue d'adieux de Wotan à sa fille bien-aimée Brünnhilde. Pour ponctuer la dormition de la Walkyrie, surgit d'omniprésentes et oppressantes ténèbres ce gigantesque plan incliné aveuglant de blancheur virginale, en guise de sublime et immatériel rocher.

A l'instar de cette mise en scène inégale dans sa réalisation, la distribution appelle des commentaires mitigés. Globalement, les rôles féminins nous semblent avoir été distribués avec beaucoup  plus d'à-propos que leurs répliques masculines.

, déjà applaudie à la Monnaie en Elsa dans le Lohengrin mis en scène par Olivier Py, offre en authentique wagnérienne une très belle incarnation du rôle titre, par sa projection vocale idéale sur toute l'étendue de la tessiture, dès ses premières interventions terrassantes de puissance et d'autorité ; mais la soprano sait conférer les nuances psychologiques et musicales à son personnage si ambivalent : par une ferveur flamboyante elle s'avère pétrie d'humanisme et d'empathie lors de l'annonce de la mort à Siegmund ou de courageuse humilité devant la colère de son inflexible père. La soprano dramatique est habituée au rôle de Sieglinde. Elle en a outre la grande variété de touche, l'exacte assise avec un grave charnu, jamais poitriné et un aigu corsé et très élégamment projeté. déjà Fricka in loco dans le Rheingold, fait ses débuts dans le rôle avec une insolente réussite. Il est étonnant de voir l'évolution de l'organe de l'alto canadienne, autrefois cantonné à des répertoires plus baroques ou plus légers, vers des incarnations beaucoup plus sombres et amples : la colère froide et jalouse de la déesse lors du deuxième acte constitue sans aucun doute l'un des moments les plus intenses de cette longue soirée wagnérienne. Les huit autres Walkyries, aux robes-toges presque raides, et armées de casques et de boucliers rappelant plus une brigade de CRS qu'une cohorte de demi-déesses ailées, affichent une conviction musicale et l'engagement physique aussi homogène que remarquable.

Malheureusement, la distribution masculine nous a semblé beaucoup moins heureuse.
Le ténor , très barytonnant, n'a, à notre sens, ni le timbre idéal, ni les moyens vocaux pour incarner un Siegmund crédible. Le vibrato devient vraiment envahissant au moindre forte, l'aigu semble souvent pénible : son imprécation « Wälse , Wâlse»  en devient vraiment approximative, même s'il  apparaît plus à l'aise lors de l'apparition de Brunnhilde et du duo qui s'en suit

Le baryton-basse donnait une incarnation plausible de l'insolent et conquérant Wotan du Rheingold. Mais ce soir, il manque quelque peu sa cible, loupant le basculement psychologique du dieu des dieux, plongé de plus en plus dans les affres de l'incertitude voire de l'indécision. Il manque justement à son incarnation « ce mordant, qui rentre d avantage dans le texte » (pour citer à ce propos , dans la notice du spectacle) cette assise dans le grave, cette impalpable fêlure psychologique qui font le poids des grands Wotan. Certes, le rôle est très bien chanté, mais d'une manière trop lisse et à la longue, prévisible, car sans le moindre atome d'ambiguïté. Qu'en sera-t-il dès lors pour le plus dubitatif encore Wanderer de Siegfried ? Au contraire, la basse a exactement le timbre, l'ampleur vocale  et la noirceur de tessiture voulue pour  Hunding. Son incarnation parfaite, presque bestiale, de cet antipathique personnage uniment guidé par la vengeance s'avère dans la royale descendance dorée des Frick, Talvela ou Salminen. C'est dire la pertinence de son incarnation.

Mais l'incontestable triomphateur de la soirée demeure : le chef qui aborde pour la première fois l'intégralité du Ring y affiche un sens épique de la narration, une prescience de la conduite motivique, une conception puissamment architecturée, une attention soutenue au moindre détail du texte doublée d'un éclairage subtil de la très dense polyphonie acquérant de fait une transparence inouïe. Il peut compter sur un totalement galvanisé, d'une précision et d'une éloquence rares, hormis quelques minimes défaillances aux pupitres graves de cordes, bien excusables au sein d'une prestation intense de près de quatre heures.

Crédits photographiques : et Gabor Bretz/ lever de rideau/ et / et Gabor Bretz/ Gabor Bretz et Marie Nicole Lemieux © Monika Rittershaus

 

 

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