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Liège. Opéra Royal. 27-I-2024. Antonin Dvořák (1841-1904) : Rusalka, opéra en trois actes op. 114, sur un livret de Jaroslav Kvapil. Mise en scène : Rodula Gaitanou. Décors et costumes : Cordelia Chisholm. Chorégraphie et assistant à la mise en scène : Gianni Santucci. Lumières ; Simon Corder. Video : Dick Straker. Avec : Corinne Winters : Rusalka ; Anton Rositskiy : le Prince ; Evgeny Stavinsky : Vodnik ; Jana Kurucová : la princesse étrangère ; Nino Surguladze : Jezibaba ; Jiří Rajniš : le garde forestie r; Hongni Wu : le garçon de cuisine ; Lucie Kankova, Katerina Hebelkova, Sofia Janelidze : les trois nymphes du Lac ; Alexander Marev : le Chasseur. Solistes du Ballet de l’Opéra Royal de Wallonie. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, préparés par Denis Segond. Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Giampaolo Bisanti
En ce début d'année, l'Opéra Royal de Wallonie frappe un grand coup avec cette nouvelle production de la Rusalka d'Antonin Dvořák, dans la mise en scène de Rodula Gaitanou avec Corinne Winters dans le rôle-titre sous la direction de Giampaolo Bisanti.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Rusalka de Dvořák (du reste quasi ignorée scéniquement en Belgique avant… 2008 et une très contestable création à la Monnaie de Bruxelles) n'avait jamais été montée à l'Opéra Royal de Wallonie. Stefano Pace, le nouvel intendant du lieu, concrétise sa volonté d'élargissement de programmation et du répertoire de la maison mosane par cette superbe nouvelle production.
On le sait, pour son pénultième opéra, Dvořák accepta la collaboration de Jaroslav Kvapil pour un livret mêlant les souvenirs de contes et légendes tchèques avec quelques références appuyées à la littérature germano–nordique (l'Ondine de La Motte Fouqué, la Petite Sirène d'Andersen, ou encore l'alors toute récente Cloche engloutie de Gerhart Hauptman). Mais au-delà de l'onirique et malheureuse histoire d'amour entre une néréide et un prince, scellée par la transformation humaine bancale de l'héroïne, on peut aussi voir sourdre bien d'autres ambigüités : psychanalytiques (celle de pulsions érotiques réprimées par les normes sociales par cette dichotomie factuelle entre nobles et esprits des eaux), philosophiques (par l'opposition frontale entre Nature et Culture), métaphysiques (par l'éternelle errance consolatrice promise à l'héroïne comme absolution d'une séminale malédiction). Autant d'aspects du livret qui ont visiblement inspiré Rodula Gaitonou.
La metteuse en scène grecque, aujourd'hui basée à Londres, signe ainsi une mise en scène très inspirée, dramatiquement très efficace, et choisit de suggérer plutôt que de surligner les divers arrière-plans de l'œuvre par une direction d'acteurs précise et probe, avec des clins d'œil ici et là : le surgissement liminaire des trois nymphes évoque irrésistiblement le prologue de L'Or du Rhin. Avec cet anneau du destin qui sertit l'horizon, la métamorphose de Rusalka en humaine tient plus ironiquement des effets de la chirurgie esthétique que de la potion magique. Ou plus loin au deuxième acte la fureur de la rousse princesse rivale fait songer à Glenn Close en Marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses selon Stephen Frears, là où l'agitation du personnel de la Cour librement extraverti rappelle même les comédies musicales de Broadway.
Les chorégraphies de Gianni Santucci meublent d'ailleurs avec beaucoup d'à-propos les nombreux interludes orchestraux et illustrent à merveille cette dichotomie entre monde féérique « sauvage » et faux-semblants de la gens aristocratique. La danse devient marqueur social : tantôt populaire et endiablée, délibérément tchèque, aux abords du lac enchanté, tantôt amidonnée et protocolaire, et plus standardisée, lors des scènes de bal du mariage avorté.
La scénographe Cordelia Chisholm propose des décors et costumes en totale osmose avec la conception de Radula Gaitanou. On ne peut que louer la très habile découpe de l'espace scénique. Durant les trois actes, côté jardin, un baroque et monumental escalier en colimaçon (une quinzaine de mètres pour soixante-dix marches !) est le seul et mince pont jeté entre deux mondes essentiellement incompatibles et symbole d'un « ascenseur » sociétal en panne. De même le gigantesque anneau déjà mentionné, sis à différents degrés du plateau, délimite horizontalement l'espace au fil des actes : tout d'abord nimbé de fines lames verticales aux reflets argentiques, il sert d'écran aux impressionnistes projections du vidéaste Dick Stricker ; au deuxième acte, ce même anneau scelle l'espace confiné de la réception nuptiale dans un camaïeu de gris et bleus très électriques avant de symboliser, par sa brisure lors du dernier tableau, la malédiction éternelle promise à Rusalka par la sorcière Jezibaba.
Les costumes cultivent tout autant les références multiples : la tunique blanche de Rusalka renvoie à l'Ondine picturale du Britannique Waterhouse, là où les voilures serpentines des nymphes semblent inspirées de celles de Loie Fuller. Le Vodnik (l'ondin paternel) se voit affublé d'un étonnant et « fantastique » costume pisciforme quand le masque menaçant de la hiératique sorcière Jezibaba évoque la persona du théâtre antique grec. Cette splendide réalisation scénique et visuelle aussi inspirée qu'efficace sert d'écrin à une distribution internationale très homogène et de haut niveau.
Corinne Winters incarne une très touchante Rusalka : sa vocalité très plastique et sa grande homogénéité de timbre (un peu plus sombre qu'à l'accoutumée pour ce rôle, ceci dit) culmine dans une impalpable romance à la Lune, mais elle impose aussi une prestance scénique peu commune (et parfois « en creux », dans la maladresse boiteuse et les lourds silences de la nymphe-princesse condamnée au mutisme durant quasi tout le deuxième acte). Lors du duo final avec le malheureux Prince, elle se révèle d'une tétanisante autorité dramatique et d'une déchirante expressivité. On retrouve, précisément dans le rôle du Prince amoureux, le vaillant et très musical Anton Rositskiy (découvert in situ dans l'Otello de Rossini, où il remplaçait au pied levé le titulaire du rôle souffrant) : d'une incroyable agilité vocale, avec une registre suraigu royalement lumineux et corsé (notamment lors de l'ultime et fatal duo), il confère à son personnage toute l'épaisseur ambiguë voulue, partagé entre amour sincère et obligations de l'étiquette la plus rigide.
Evgeny Stavinsky au timbre royal et mordoré, campe un Vodnik crépusculaire, tantôt d'une autorité presque menaçante et ravageuse, tantôt meurtri par le destin : les moyens vocaux sont colossaux, mais utilisés avec une ductilité et une musicalité imparables sur toute l'étendue de sa vaste tessiture. Nino Surguladze incarne une Jezibaba idéale, plus maléfique que nature, impressionnante de félonie, avec ce grain volontairement roide dans l'extrême grave d'une raucité très maîtrisée – mais à faire frémir !
Jana Kurucová donne beaucoup de chair et d'âme au rôle épisodique de la princesse étrangère rivale, partagée entre colère et froid calcul. Son timbre un rien acide et vénéneux convient à merveille à cette incarnation assez antipathique de prétendante éconduite.
Les rôles secondaires sont tout aussi judicieusement distribués : Jiří Rajniš en garde chasse couard, et Honghi Wu dans le rôle travesti du garçon de cuisine un rien naïf apportent cette touche de légèreté et de décalage un peu bouffe bien nécessaire à l'acmé d'un drame aussi noir. Lucie Kankova, Katarina Hebelkova et Sofia Janelidze campent trois superbes nymphes du Lac, autant sur le plan vocal que chorégraphique ou esthétique, là où pour sa courte intervention en chasseur de passage Alexander Marev, habitué de la maison, donne une authentique leçon de style par le galbe de sa ligne de chant et la clarté enivrante de son timbre.
Il convient de saleur l'assez extraordinaire prestation des chœurs, excellemment préparés par Denis Segond, placés essentiellement en coulisses durant les actes impairs, mais virevoltant d'acrobaties et mouvements de la danse lors des festivités du deuxième acte. Enfin, Giampaolo Bisanti, le nouveau chef titulaire de la maison, est le maître d'œuvre musical de cette totale réussite stylistique, à la tête d'un orchestre en plein essor dont il magnifie toutes les potentialités. Sa direction est élégante et racée, alliant sens de la couleur (une petite harmonie fruitée), rebond rythmique (d'imparables pupitres de cordes ) et impact opératique (des cuivres et percussions très incisifs) tout en maintenant, avec une rare éloquence, toute la cohésion requise entre scène et fosse.
Crédits photographiques : © ORW-Liège/J.Berger
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