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Paris. Théâtre de l’Athénée. 27-I-2024. Camille Rocailleux (né en 1977) : Haru, monodrame ; conception, scénario, chant et jeu, Romie Estèves ; conception et mise en scène, Jean-Yves Ruf ; livret, Joël Bastard ; costumes, Claudia Jenatsch ; son, Baptiste Chouquet et Clément Tranchant ; lumières, Victor Egea. Marwane Champ, violoncelle ; Jérémy Peret, guitares ; Joséphine Besançon, clarinettes ; Samuel Bricault, flûtes ; percussion, dispositif électronique et direction musicale, Mathieu Ben Hassen
Comédienne autant que chanteuse, mettant sa voix, son corps et ses vertiges au service de la dramaturgie, Romie Estèves tient la scène près de deux heures dans Haru, un monodrame envoûtant donné en création parisienne à L'Athénée, qui brouille les frontières entre théâtre et opéra.
Le projet est collaboratif, réunissant autour de la scénariste et performeuse Romie Estève, directrice de la Compagnie La Marginaire, le livret du poète Joël Bastard et la musique de Camille Rocailleux. Compagnon de longue date, le compositeur, aujourd'hui à la tête de la Compagnie E.V.E.R. (Eyes, Voices, Ears, Rythm) fondée en 2013, évoque, quant à l'élaboration du spectacle, une écriture de plateau, à savoir un propos et une partition qui ont été conçus en même temps que le geste scénique, dans l'élan du jeu et des désirs de Romie Estèves.
Le décor unique se découvre dès l'entrée en salle du public : un amoncellement de tissus au centre du plateau et un tas d'objets épars s'apparentant à une décharge, dont une porte calcinée de voiture. À cour, un échafaudage partiellement recouvert d'un voile blanc et traversé par un escalier qui court jusqu'au sommet. Un petit brasier au centre de la scène darde une flamme discrète. À jardin, trois chaises et autant de pupitres ainsi qu'une petite estrade en fond de scène pour accueillir les cinq musiciens sans chef : guitare (sèche et électrique) et violoncelle, d'une part, flûte et clarinette d'autre part, disposés autour du set de percussions richement déployé de Mathieu Ben Hassen, en charge également du dispositif électronique et de la direction musicale.
Haru est l'histoire d'une femme perdue à elle-même (une autre Mélisande ?), sans doute victime d'un accident ou d'un traumatisme dont on ne saura pas l'origine même si le personnage ne cesse de nous donner des indices (« tout ce sang sur la portière… »). Amnésique et tenant un discours étrange, elle s'invente des interlocuteurs, avec ses objets familiers, manipule des objets (un pupitre avec lequel elle danse), compose des décors et fabrique des mannequins avec les tissus qu'elle sélectionne… Elle fouille dans sa mémoire, entre espoir et désillusion, pour tenter de renaître à la vie. Sa personne peu à peu se recompose, à travers l'énergie du chant notamment qu'elle va déployer progressivement jusqu'au cri.
Romie Estèves est au sommet de l'échelle, se confondant avec la structure métallique, lorsqu'on la découvre, corps acrobatique qui redescend, plié sur une des barres de la structure, loque humaine comme les vieux habits qui s'amoncellent sur la scène : « Quelque chose est arrivée, j'ai un trou dans la mémoire […] Ma parole est bloquée dans ma gorge », répète-t-elle, dans une première partie de spectacle entièrement parlée.
La musique campe l'étrangeté de la situation, écriture fragmentée, bribes sonores à l'affût des paroles de la comédienne. La guitare électrique de Jérémy Peret exprime au mieux ce « hors temps » tandis que l'orgue/synthétiseur de Mathieu Ben Hassen renvoie au monde des morts avec le chien des Enfers, Cerbère, qu'invoque à plusieurs reprises le personnage. Réactive, allusive, la musique prend parfois le dessus, comme cette fanfare jouissive libérant la voix de l'héroïne qui se met à chanter. Nous est alors révélée la voix de mezzo de Romie Estèves, bien projetée et joliment timbrée, qui ne ménage ni ses aigus ni l'intensité du flux, au seuil parfois de ses possibilités : « Je chante de plus en plus, dit l'héroïne, ça recompose le paysage ». La vocalité balance entre la déclamation debussyste et la tension expressive d'un Poulenc dans La voix humaine, des modèles avec lesquels le compositeur joue de manière tout à fait assumée. Des voix nous parviennent des haut-parleurs (le chœur et l'Orchestre de Limoge enregistrés par Camille Rocailleux), que surligne le beau violoncelle de Marwane Champ : voix cathartiques qui résonnent dans la tête de celle dont la mémoire semble revenir. C'est l'acmé du chant, un rien emphatique, de la mezzo, prolongé par les divines arabesques de la flûte de Samuel Bricot qu'accompagne la clarinette basse de Joséphine Besançon. L'héroïne a retrouvé son nom, Haru, et la voix de l'amant qui n'est plus mais avec qui elle va échanger de nouveau via le magnétophone qui en a fixé la parole. L'être se recompose en même temps que la mémoire revient et que s'intensifie la douleur provoquée par l'absence de celui qui manque : « Je voudrais oublier demain », dit-elle, avant de s'engouffrer dans la démence…
Si le spectacle s'attarde un rien, la performance de Romie Estèves reste de bout en bout éblouissante : l'aisance scénique, la force dramatique du geste et la fluidité dans le passage entre parole et voix chantée font merveille. Les musiciens ne sont pas en reste, acteurs à part entière, prêts à porter secours à l'héroïne dans une mauvaise passe (Marwane Champ dans les dernières minutes du spectacle) avec cette empathie (jeu fusionnel) envers l'héroïne ressentie tout au long de l'action. La qualité du timbre et de l'écoute des interprètes tout comme la richesse et la diversité des registres d'une partition qui colle à la dramaturgie concourent à la réussite du projet.
Crédit photographique : © Théâtre de l'Athénée
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Paris. Théâtre de l’Athénée. 27-I-2024. Camille Rocailleux (né en 1977) : Haru, monodrame ; conception, scénario, chant et jeu, Romie Estèves ; conception et mise en scène, Jean-Yves Ruf ; livret, Joël Bastard ; costumes, Claudia Jenatsch ; son, Baptiste Chouquet et Clément Tranchant ; lumières, Victor Egea. Marwane Champ, violoncelle ; Jérémy Peret, guitares ; Joséphine Besançon, clarinettes ; Samuel Bricault, flûtes ; percussion, dispositif électronique et direction musicale, Mathieu Ben Hassen