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Luigi Nono, cent ans de passions musicales

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Né le 29 janvier 1924 et mort 8 mai 1990, traverse le XXᵉ siècle musical avec une fougue créatrice qui fait de lui une des voix les plus singulières de son temps.

György Ligeti avait ouvert le bal en 2023 : il était l'aîné d'une génération miraculeuse, celle de compositeurs nés dans les années 1920, qui allait refonder la musique après la rupture violente de la Seconde Guerre mondiale. Cette année, c'est au tour de , né le 29 janvier 1924 à Venise, de recevoir les hommages du monde de la musique. Nono ne bénéficiera pas de célébrations à la hauteur de celles consacrées à Ligeti, parce que sa musique reste d'un abord moins immédiat que ce dernier, et les programmations déjà publiées pour cette année anniversaire n'augurent pas d'une année Nono particulièrement faste : l'absence de son merveilleux quatuor Fragmente-Stille. An Diotima lors de l'édition 2024 de la Biennale de quatuor de la Philharmonie de Paris en est un signe déplorable.

La musique de Nono, c'est certain, n'est pas populaire, aujourd'hui comme hier, et c'était sans doute un crève-cœur pour lui qui voulait se mettre du côté des masses. Elle n'est pour autant pas oubliée, et elle ne laisse pas indifférent ceux qui ont la chance de l'entendre telle qu'elle a été conçue, et non par l'intermédiaire d'enregistrements qui écrasent tout. Il n'est pas facile de comprendre le projet de son grand œuvre tardif qu'est Prometeo, Tragedia del ascolto, et pourtant chacune des exécutions pas si rares (à Salzbourg en 1993 et 2011, au Festival d'Automne en 1987, 2000 et 2015, à la Biennale de Venise en 2024 dans l'église même où il a été créé en 1984…) fait événement devant des salles pleines, saisies par l'expérience singulière, saisissante, au-delà des habitués de la musique contemporaine.

On pourra certes toujours dire que cette expérience même, celle d'une musique à la fois radicale et planante, spectaculaire par son investissement de l'espace grâce à l'électronique en direct, n'offre qu'une perception diminuée, simpliste, des ambitions esthétiques et philosophiques de Nono. Mais c'est prendre le problème à l'envers : il n'est pas nécessaire pour écouter Bach d'avoir conscience de ses considérations numérologiques, pas plus que de suivre les séries dodécaphoniques pour écouter Wozzeck, qui ne bouleverse pas que les musicologues. La complexité musicale et philosophique des œuvres de Nono n'est un obstacle qu'en apparence : comme toute musique, elle doit d'abord être écoutée avant d'être analysée, et elle est en cela, comme toute musique, profondément sensuelle. Après le relativement traditionnel Intolleranza 60 (1961) qui évoquait directement la guerre d'Algérie, le théâtre musical qu'il défendait, dans Al gran sole carico d'amore (1975) puis Prometeo (1984), sans action et sans personnages, refuse toute forme représentation avec une radicalité qui n'a pas de descendance, mais n'a pas perdu de son pouvoir de fascination.

L'œuvre de Nono doit aussi lutter contre un stéréotype qui a d'autant plus la vie dure qu'il est fondé sur un fait incontestable : l'engagement passionné, romantique, de Nono à l'extrême-gauche, qui passe autant par son adhésion au Parti communiste italien en 1952, un an avant la mort de Staline, que par les sources d'inspiration de ses œuvres, dont témoignent des titres comme Non consumiamo Marx (« Ne consommons par Marx », graffiti de mai 1968 en France). Compositeur engagé certes, mais pas compositeur utilitaire au service d'un parti, et ce bien avant les déceptions qu'apportent les révélations successives sur la réalité du bloc soviétique. Voir aujourd'hui son « action scénique » Al gran sole carico d'amore, dont le titre est tiré d'un poème de Rimbaud en hommage aux femmes de la Commune de Paris, reste émouvant, parce que l'œuvre se place au niveau des acteurs, et plus précisément des actrices, des révolutions du monde entier : on ne peut plus croire aujourd'hui à la révolution cubaine, mais leurs espoirs, leurs souffrances et leur courage n'ont rien perdu de leur capacité à nous toucher aujourd'hui. Et son engagement, à défaut d'avoir réussi par la musique à toucher les masses comme il l'espérait, a du moins le mérite de n'être pas tombé dans les rets de l'art officiel, pas plus à la gloire de Staline qu'à celle de Mao, et il n'y a pas de mal à vouloir sortir de sa tour d'ivoire, comme il l'a fait abondamment en compagnie de ses amis Claudio Abbado et Maurizio Pollini.

L'univers intellectuel de Nono dépasse cependant largement le cadre de cet engagement, comme il dépasse largement la vision étriquée, dogmatique, qu'on a trop souvent de l'avant-garde musicale européenne des années 50. Certes, Nono a été en relation avec tous ses grands contemporains, a dédié des œuvres à Boulez et à Kurtág, et comme eux tous il a été marqué par la seconde école de Vienne : sa première œuvre officielle fait directement référence à Schönberg (Variations canoniques sur la série de l'op. 41 de Schönberg), et il a d'ailleurs épousé sa fille Nuria, gardienne jusqu'à aujourd'hui de la mémoire de l'un comme de l'autre. Mais son univers musical et intellectuel est beaucoup plus large que ces filiations et ces compagnonnages : la sensualité des voix de femmes dans Al gran sole ou dans Guai ai gelidi mostri montre que Nono n'était pas insensible à la tradition belcantiste italienne, pas plus qu'à la musique populaire de son pays ; dans les textes qu'il met en œuvre avec la collaboration du philosophe Massimo Cacciari, c'est toute sa vaste culture littéraire et la diversité de ses préoccupations intellectuelles qui apparaissent, à travers les époques (depuis l'Antiquité grecque et romaines jusqu'à nos jours) et les civilisations.

Photographies : en 1979 © Fernando Pereira ; Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen, Darmstadt 1957 © Seppo Heikinheimo

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