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Commande du Grand Théâtre de Genève et de son directeur Aviel Cahn, Justice est le huitième opéra d'Hèctor Parra, une nouvelle expérience scénique pour le compositeur qui a collaboré activement avec le scénariste et metteur en scène bernois Milo Rau et le librettiste congolais Fiston Mwanza Mujila. Il revient pour nous sur la genèse du projet et ses propres stratégies pour saisir l'esprit des lieux et trouver la sincérité du chant.
RM : Hèctor Parra, vous invoquez la filiation de Justice avec Les Bienveillantes, votre sixième opéra créé à l'Opéra d'Anvers en 2019…
HP : En effet, les deux ouvrages ont le même commanditaire, Aviel Cahn. Il m'a appelé quelques mois après la création des Bienveillantes, alors qu'il venait de prendre la direction du Grand Théâtre de Genève. Il voulait un scénario tournant autour de la fondation de la Croix-Rouge et de la ville de Genève. C'est lui qui m'a rapproché du metteur en scène suisse Milo Rau, mais Milo n'était pas convaincu par le sujet. Il cherchait une forme théâtrale qui suscite davantage le discours politique sur le monde actuel et m'a proposé la catastrophe de Kabwe, impliquant une multinationale suisse en République démocratique du Congo : en février 2019, un camion-citerne transportant de l'acide percute un bus sur une route du Katanga, entre Lubumbashi et Kolwesi. L'acide se répand goutte à goutte sur les corps qu'elle mutile et jusqu'à la rivière avoisinante. L'accident fait plus de vingt morts, dont des enfants, et de nombreux blessés, engageant une réflexion sur les forces du bien et du mal et la question du partage des responsabilités. J'ai tout de suite entrevu la possibilité d'un lyrisme inouï rejoignant celui du Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg : écrire un opéra à la mémoire de ces enfants morts.
RM : Écrire un opéra, pour vous est un travail d'équipe. Pourriez-vous nous présenter vos deux collaborateurs, Milo Rau et Fiston Mwanza Mujila, ainsi que l'avancée de votre collaboration ?
HP : Tous mes opéras sont des expériences collectives et les metteurs en scène avec qui j'ai travaillé sont tous devenus des amis. Le travail collaboratif est toujours très fructueux. Pour Justice, c'est Milo Rau qui a élaboré le scénario dans l'élan de son film documentaire de 2017, Le Tribunal sur le Congo, une analyse très concrète de toutes les raisons et origines qui ont mené à la guerre civile au Congo depuis plus de 20 ans. Le film met en scène des personnages impliqués dans le cas de génocides et d'accidents avec victimes, un véritable tribunal où sont convoqués les avocats des victimes, les gouverneurs de la région et de l'état, les responsables souvent absents … Certains personnages, notamment le garçon qui a perdu ses deux jambes dans l'accident de Kabwe, y sont déjà présents.
Milo Rau a écrit son texte en allemand mais il voulait une langue congolaise pour coller à la réalité de terrain qu'il appelle de ses vœux. Fiston Mwanza Mujila, originaire du Katanga et fixé aujourd'hui à Graz, s'est révélé le poète idéal. Dans Justice, il fait entendre une parole enracinée dans la tradition locale (la culture Luba), qu'il emmène au-delà, après le traumatisme de la guerre civile et du génocide katangais. Pour moi, c'est le Paul Celan du Congo, qui parle de deuil mais aussi de renaissance d'un pays dont il chante l'histoire à travers celle du fleuve Congo, le second après l'Amazone par la force de son débit. Fiston est aussi performer ; il sera sur scène, s'adressant au public avec sa voix à l'éclat métallique qui me rappelle Lumumba, le père de l'indépendance congolaise. Milo autant que Fiston m'ont ouvert des fenêtres…
RM : À quel moment s'écrit le livret et y avez-vous collaboré ?
HP : Fiston Mwanza Mujila l'a écrit en deux ou trois mois jusqu'en septembre 2022. Il avait puisé abondamment dans la mythologie Luba, en inventant d'autres personnages que ceux de Milo. Si ce dernier lui demande de resserrer son texte, Fiston n'en conserve pas moins certaines figures attachées aux croyances locales : celle du serpent, animal protecteur dans la tradition (il est raconté que le premier roi Luba était le descendant d'un serpent) et l'arc-en-ciel qui serait la rencontre de deux serpents.
RM : Le texte très documenté que vous faites paraître dans le programme fait mention d'une plongée personnelle et intense dans la musique traditionnelle africaine mais aussi dans la langue du pays et ses intonations singulières. Comment se fait l'intégration de ces éléments dans votre propre manière d'écrire, au niveau de la voix et de l'orchestre ?
HP : Je commence toujours mes opéras par la partition voix/piano et j'orchestre ensuite. Dans Justice, j'ai soigné tout particulièrement la ligne de chant. La question essentielle était de savoir comment relier la réalité brutale avec un lyrisme qui d'un côté l'exprime mais aussi la sublime. La plupart des profils vocaux sont inspirés du répertoire traditionnel des Luba. Ce sont des chants de savane (contrairement aux chants de forêt des Pygmés), entendus dans des espaces ouverts, utilisant des peaux, de gros instruments en bois et des voix puissantes bien que majoritairement féminines, la femme, dans la culture Luba, étant considérée comme la seule capable d'héberger les esprits. Il y a donc ce mélange de délicatesse et de force qui m'a beaucoup inspiré, ces sauts vers l'aigu qui expriment la douleur, ces messa di voce très expressifs qui vont s'entendre dans l'aria hypertrophié de la mère de l'enfant mort dans la scène 5 de l'acte III. J'avais une banque de données de cent-cinquante chants ; j'en ai transcrit treize qui m'ont servi de modèles pour concevoir mes lignes mélodiques. Mon intention n'était pas de les reproduire mais d'en saisir l'esprit en tenant compte de mon propre penchant pour la voix opératique. J'ai pu choisir les voix qui allaient au mieux servir mon écriture.
RM : Qu'en est-il cette fois de l'orchestre dans un drame qui se joue sur fond de mines de fer, de cuivre, de cobalt…
HP : Je voulais faire entendre le son de la forge, comme dans l'Or du Rhin de Wagner (les premiers rois du Congo étaient des forgerons !) sans pour autant introduire dans l'orchestre des instruments exogènes : pour la dominante métal, j'ai mis dans le set de percussions deux grands ressorts, différents types de cymbales et tam que je fais jouer avec des baguettes métalliques. Il y a également deux cloches de vache accordées au demi-ton, présentes dans la tradition Luba (un clin d'œil aux pâturages suisses !). Et j'ai tenté, par associations subtiles de timbres (xylophone, petit marimba, vibraphone, piano et harpe) de reproduire le son de la sanza emblématique de l'Afrique, cet instrument de lames métalliques, parfois géant, joué avec les doigts.
RM : Elle s'entend également via le jeu de la guitare congolaise de Kojack Kossakamvwe, l'artiste invité sur la scène de Justice à qui sont confiés les interludes et autres incrustations dans l'orchestre…
HP : C'est Milo Rau, proche du théâtre brechtien, qui a eu l'idée de sa présence sur scène, à jardin, pour représenter la jeune génération et apporter la couleur du Congo indépendant avec les échos de la rumba congolaise. Son phrasé, son jeu sur la guitare sans frettes et ses improvisations à l'écoute de l'orchestre s'approchent en effet de l'instrument traditionnel.
RM : Pourquoi ce titre Justice alors qu'il s'agit d'une dénonciation de l'extrême souffrance, physique et psychologique, de la population face aux responsables de l'exploitation minière qui ont, certes, dédommagé les victimes avec de l'argent mais ont aussi interrompu le procès sans juger les coupables ?
HP : C'est justement ce qui manque ! C'est le mot capital, le moteur de la vie et de l'expérience humaine ; un appel regardant le futur…
RM : Mais y a-t-il encore un futur alors que le prêtre lui-même n'a plus de mots pour répondre aux interrogations des fidèles ?
HP : La situation est tellement calamiteuse que même le prêtre reste muet ; mais l'autre raison est qu'il ne peut plus communiquer avec les ancêtres car l'acide a coulé jusque dans le cimetière et à bruler les morts. Pour arriver à Dieu, dans la culture Luba, il faut passer par les ancêtres. C'est la mort absolue d'une culture et de ses croyances. Je sentais qu'il ne fallait pas traduire l'horreur et la misère de cette situation par l'angoisse et le chaos. Il fallait au contraire faire entendre la beauté du pays, sa langue, sa culture et la revendiquer à travers la musique. On en a beaucoup discuté entre nous et nous avons même gardé jusqu'au moment de la générale la possibilité de plusieurs finals ! Fiston Mwanza Mujila devait dire, sur la scène, un chant kasàlà et terminer par un grand éclat de rire, une sorte de rage régénératrice. Ça n'a pas plu à Milo qui m'a fait supprimer trois pages d'orchestre. Avec cette distance qu'il ménage dans toute sa mise en scène, Milo coupe court de manière beaucoup plus sobre mais tout aussi significative.
RM : Avec Milo Rau qui a filmé les rescapés de l'accident, vous vous êtes rendu sur les lieux du drame. Vous avez pu interroger les victimes et transmettre toutes ces émotions aux chanteurs qui ont interprété les personnages. Justice semble être pour vous plus qu'un huitième opéra : quels seraient vos mots pour qualifier cette expérience artistique et humaine hors norme ?
HP : Justice est le premier opéra où je me confronte à un fait d'actualité ; et je remercie Aviel Cahn de m'avoir fait rencontrer Milo Rau qui m'a permis, mieux que je ne pouvais l'espérer, d'incarner mes personnages. J'ai, dans l'élan, fait évoluer mon écriture, dans le domaine de la percussion notamment et dans la conception opératique, avec des moments, nouveaux pour moi, de mélodrame. Cette expérience vitale, fusionnelle avec mes deux collaborateurs marquera certainement une nouvelle étape dans mon cheminement de compositeur.