Plus de détails
Bruno Monsaingeon / Filmer la musique / Entretiens avec Guillaume Monsaingeon. Philharmonie de Paris Éditions, collection « Écrits de compositeurs ». 336 pages. 28 €. Novembre 2023
Quinze années de gestation auront été nécessaires pour aboutir à Bruno Monsaingeon / Filmer la musique / Entretiens avec Guillaume Monsaingeon. C'est une véritable somme où le singulier documentariste, lui-même violoniste, devenu célèbre en particulier par ses films sur Yehudi Menuhin et Glenn Gould, nous entraîne dans les coulisses de son art tout en parlant de la musique et des musiciens avec une rarissime acuité. La limpidité du propos du lauréat ICMA 2024 n'a d'égale que la netteté de ses souvenirs.
Chaque époque est marquée plus ou moins nettement par sa capacité à produire des créateurs qui, trouvant un bâton par terre, le ramassent et le jettent un peu plus loin, rendant ainsi comme évident ce qu'on n'imaginait pas jusqu'alors. Dans le domaine du documentaire artistique, ce fut le cas au cours des années 1980-2000 avec au moins deux séries. La première, Palettes (1988-2003) d'Alain Jaubert, avec la voix off du comédien Marcel Cuvelier, analysait des tableaux de grands peintres et était pour les yeux l'occasion de voir ce qu'entendaient les oreilles. La seconde, Le Cycle Glenn Gould (opus 29, 1985-1988) de Bruno Monsaingeon (né en 1943), donnait, elle, à voir la musique, « une musique en train de se faire », pour reprendre un titre de Pascal Dusapin.
Aujourd'hui, ce sont cinquante-deux ans de carrière filmographique, commencée avec Yehudi Menuhin, l'Europe orientale et le violon, que viennent aujourd'hui couronner l'International Classical Music Awards (ICMA) 2024 ainsi que cet ouvrage, résultat d'un long compagnonnage avec son cousin germain Guillaume, qui en signe également le prologue. Ce texte est déjà une petite pépite invitant le lecteur à se jeter à corps perdu dans les quelque 300 pages suivantes. Il éclaire le projet initié par Guillaume, sa direction, son envergure et sa méthode. Au diable l'ennuyeuse chronologie, l'idolâtre hagiographie, l'impersonnel catalogue raisonné ou encore les rassurantes lois générales ! Il fallait se rapprocher le plus possible de la démarche artistique d'un grand « auteur de films » en donnant « parole à ses documentaires ». D'où le maintien d'un dialogue et l'organisation thématique – pas moins de neuf chapitres, eux-mêmes découpés en une demi-douzaine de sous-chapitres – donnant l'occasion de croiser plusieurs fois et sous des angles différents les artistes évoqués : « Mettre en images », « Formation et sensibilités », « Rencontres : Menuhin », « Le ciné-interprète », « Rencontres : Gould », « La fabrique du film », « Le travail des archives », « Questions musicales », « Réponses filmiques ». Cette ouverture kaléidoscopique est encore enrichie par un épilogue, une filmographie, une bibliographie et un index. En deux mots : du sérieux, mais avant tout du vivant !
Mais avant même le prologue, le lecteur a l'énorme surprise de lire le récit d'un songe que fit Bruno Monsaingeon. Cette narration et son commentaire non seulement prouvent à quel point le cinéaste est avant tout un formidable conteur, mais également donnent peut-être une clé d'interprétation pour tout acte créateur. Une nuit, il rêva qu'il assistait à l'exécution du Concerto de Schumann par Yehudi Menuhin. Il adorait l'œuvre, mais ne l'avait jamais entendue par le Maître en direct. Or, ce soir-là, après les multiples rebondissements propres au rêve, le violoniste se tenait debout devant lui, archet posé, prêt à jouer, « figure de l'ange » suspendue…, et le rêveur se réveilla. Bruno Monsaingeon s'est donc fait un film dont le caractère déceptif serait peut-être l'origine, s'est-il dit après coup, de son besoin irrépressible de « filmer la musique ».
Ces entretiens se partagent globalement en deux directions : la première révèle la façon de penser et de tourner les documentaires, au nombre de cent à présent ; la seconde illustre la manière dont ils se sont réalisés, au plus près des musiciens. Donc, des réflexions et des histoires de rencontres. Par exemple, au sous-chapitre « Sortir de la partition », Bruno Monsaingeon définit le faux synchrone et justifie l'usage qu'il en fait. Il s'agit d'« utiliser délibérément des images particulièrement expressives qui n'ont pas été tournées à l'instant t, mais qui montrent le même interprète jouant le même motif mélodique à un autre moment ». Et nous comprenons mieux notre émotion devant ses productions en lisant ceci : « Le film n'est pas un succédané d'expérience de concert, mais une reconstruction ordonnée qui entraîne le spectateur par la force d'une continuité du son et des images. » L'artisanat revendiqué – chaque film est une aventure sans modèle préétabli – devient génial parce qu'il est toujours, peut-on dire, sur mesure. Ainsi, la scène d'ouverture du Voyageur intranquille (opus 78, 2009), qualifiée par le réalisateur d'« évidente parce qu'intrigante », où « la voix de Piotr Anderszewski surgit sans explication par-dessus l'image d'un homme marchant sur des rails : Quand je joue avec un orchestre, je trouve que cela implique trop de compromis et décide de ne plus donner que des récitals. Quand je joue en récital, je trouve cela trop cruel et me dis que je ne ferai plus que des disques. Quand je joue en studio d'enregistrement, je suis confronté à ma propre liberté et me dis que je ne ferai plus rien du tout. Je me coucherai, j'écouterai mon cœur battre et j'attendrai que tout cela cesse. »
Que peut-on faire de plus, sinon applaudir ? Ce livre est un chef-d'œuvre de connivence, de partis-pris, de pédagogie et de générosité.
Plus de détails
Bruno Monsaingeon / Filmer la musique / Entretiens avec Guillaume Monsaingeon. Philharmonie de Paris Éditions, collection « Écrits de compositeurs ». 336 pages. 28 €. Novembre 2023
Philharmonie de Paris