À la Philharmonie, Arnold Schoenberg en gloire avec l’Orchestre de Paris
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Paris. Philharmonie- Cité de la Musique. Grande salle Pierre Boulez. 9-I-2024. Arnold Schönberg (1874-1951) : La Nuit transfigurée, version pour orchestre à cordes (extraits) ; Pelléas et Mélisande, pour grand orchestre (extrait) ; Trois pièces op.11, pour piano (extrait) ; Friede auf Erden op.13, pour chœur mixte à huit voix (version avec orchestre) ; Cinq pièces pour orchestre op.16 (extraits) ; Erwartung, monodrame en un acte, op.17 (extrait) ; Six petites pièces pour piano op.19 ; Pierrot lunaire, 2ᵉ partie ; Suite pour piano op.25 (extraits) ; Drei Lieder, op.48 ; Concerto pour piano op.42 (extrait) ; Kol Nidre op.39, pour chœur et orchestre (extrait). Bertrand Bonello, mise en scène, réalisation ; Marie Lambert Le Bihan, collaboration artistique, dramaturgie ; Emmanuel Sinisi, scénographie ; Felipe Ramos, lumières ; Pauline Jacquard, costumes . David Kadouch, piano ; Sarah Aristidou, soprano ; Julia Faure, comédienne ; Adrien Dantou, comédien ; Chœur de l’Orchestre de Paris ; Richard Wilberforce, chef de chœur ; Orchestre de Paris, direction : Ariane Matiakh
C'est Arnold Schoenberg, le mal-aimé, dont on fête en 2024 le cent cinquantenaire de la naissance, que l'on honore dans ce spectacle avec vidéo conçu et réalisé par Bertrand Bonello, fédérant les forces de l'Orchestre de Paris (et son chœur) avec solistes et comédiens sous la direction d'Ariane Matiakh.
La configuration de la Grande salle Pierre Boulez s'est modifiée, accueillant l'Orchestre de Paris en contrebas au centre d'un immense plateau scindé en deux parties par un rideau de tulle derrière lequel apparaîtra le piano à queue de David Kadouch ainsi que les images projetées en fond de scène. Deux écrans latéraux diffusent les mêmes images et les textes qui vont accompagner la musique. Symboliquement sans doute (dodécaphonisme oblige), douze pièces, orchestrales, vocales et pianistiques ont été retenues, respectant peu ou proue la chronologie de leur composition. On les entendra souvent partiellement au fil d'un montage au cordeau réalisé par son concepteur Bertrand Bonello : du post-romantisme schönbergien (d'emblée mal accueilli par le public viennois) à la rupture avec le langage tonal, avant la série des douze sons que Schoenberg inaugure dans l'écriture de piano et par le biais de formes brèves. 1933, année de tous les bouleversements, marque son départ vers les États-Unis (New-York puis la Californie), avec son lot d'angoisse, de peur et de révolte, Schönberg renouant avec le judaïsme lors de son bref passage à Paris. Ainsi se trame la dramaturgie, intégrant la présence de deux comédiens qui contribuent avec bonheur à sa fluidité. Tour à tour acteurs, danseurs voire plasticiens, ils interviennent entre les pièces dans les costumes de Pauline Jacquart.
Les musiciens de l'Orchestre de Paris s'installent en même temps que le public, le spectacle ayant déjà commencé : les comédiens arpentent les bords de scène tandis qu'une voix s'entend sur les ondes brouillées d'une radio, ressassant un discours dont on ne perçoit pas le sens. Les premières mesures de la Nuit transfigurée, dans sa version pour orchestre de chambre de 1943, suffisent à nous immerger dans cette musique éminemment expressive (écrite en trois semaines !), la plus populaire et la plus jouée du maître viennois, qu'accompagne la vidéo. Des extraits du poème de Richard Dehmel, qui sous-tend la musique, s'affichent. L'exécution s'arrête au premier climax de la partition, suivie sans transition par l'autre poème symphonique de Schoenberg, Pelléas et Mélisande pour grand orchestre dont la somptuosité des couleurs et la flexibilité des lignes n'ont d'égal que celles d'un Strauss que Schönberg admirait autant, si ce n'est plus, que Wagner : dans une même ambiance nocturne, les deux personnages de la vidéo nous font revivre la scène d'amour du quatrième acte de l'opéra de Debussy, avec les mots de Maeterlinck sur les écrans latéraux.
Plus intimiste mais non moins intense, la seconde pièce de l'opus 11 (Trois Pièces pour piano) résonne sous les doigts de David Kadouch, à distance certes (derrière le rideau), mais magnifiquement servie par le pianiste et l'acoustique du lieu : expression et concentration se conjuguent dans une écriture où Schoenberg préserve l'axe tonal à travers un ostinato de tierce mineure qui rampe dans les graves. Le Chœur de l'Orchestre de Paris vient du fond de la scène pour chanter une des pages chorales les plus exigeantes du répertoire, Friede auf Erden (« Paix sur la terre » op.13) qui n'admet aucun relâchement. Le chœur est doublé par l'orchestre et dirigé avec fermeté par Ariane Matiakh. L'idée de faire avancer progressivement les chanteurs sur le devant de la scène participe de la tension expressive de cette page chorale admirable. À la thématique de la forêt s'adjoint celle de l'eau dont s'emparent les images superbes de la vidéo en phase avec le miroitement de l'accord de cinq sons dans Farben (« Couleurs »), la pièce mythique de l'opus 16 dont l'Orchestre de Paris restitue avec une grande sensualité le doux balancement.
Au mitan du spectacle, après un court extrait du monodrame Erwartung (« Attente »), parangon de l'expressionnisme schönbergien qui invite la soprano Sarah Aristidou, l'orchestre quitte la salle, laissant place aux petites formations qui vont occuper Schönberg durant la période (près de quinze ans) où il met au point sa technique des douze sons. David Kadouch joue les Six Petites Pièces op.19 creusant le sillon de la « petite forme », voire de l'aphorisme. Apparaissent alors sur les écrans les autoportraits du Schönberg peintre (on en compte une soixantaine !) dont les regards hallucinés (Autoportrait bleu, de 1910), sont symptomatiques du désir introspectif qui anime l'artiste. Un discours sur ses options esthétiques s'entend juste avant l'exécution du Pierrot lunaire op.21 (1912) qui donne aux générations futures le modèle aussi économe que fonctionnel d'une formation de chambre (cinq interprètes et huit instruments) idéale. Une voix off d'enfant dit, en français, le poème de Nacht (début de la partie II), De sinistres papillons noirs, avec ses reprises caractéristiques. À chaque chanteuse – rappelons que le monodrame est écrit pour une « diseuse » – son approche particulière de la Sprechstimme schoenbergienne. Celle de Sarah Aristidou est assez inattendue, louvoyant, dans les sept mélodrames de la deuxième partie, entre un parlé déclamé et de grandes envolées chantées qui s'écartent un rien du précepte schoenbergien. La voix est superbement déployée, flexible et bien timbrée dans les Drei Lieder op.48 (1933), sur des poèmes de Jakob Haringer, exprimant l'angoisse du compositeur face à la montée du nazisme.
La dernière partie, nourrie par les textes de Charlotte Beradt (« Rêver sous le IIIᵉ Reich ») se concentre sur l'exil aux États-Unis, avec documents d'archives. Les musiciens de l'orchestre reviennent sur scène tout de rouge vêtus (la couleur dominante de la fin du spectacle) pour jouer avec David Kadouch un extrait du Concerto pour piano op.42, l'œuvre sérielle écrite aux États-Unis. Les deux comédiens, ouvrent des sacs blancs contenant de la terre glaise et dessinent quant à eux une fresque sur le pourtour du plateau…
Grave et prenante, la dernière « scène » conduite par deux célébrants masqués, fait entendre, avec le chœur et l'orchestre, le Kol Nidre (chanté à l'office du soir de Yom Kippour), une partition de 1938 qui renoue avec la tonalité et le corpus des œuvres religieuses de Schoenberg ; un récitant dit le texte, faisant allusion au Dieu « Unique, éternel, invisible et inconcevable », qui rappelle à notre souvenir l'opéra resté inachevé, Moïse et Aaron.
Crédit photographique : © Mathias Benguigui
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