Beaux et Belles au Bois dormant : le ballet total de Marcos Morau
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Dijon. Auditorium. 20-XII-2023. Ballet de l’Opéra de Lyon : La Belle au bois dormant. Chorégraphie et mise en scène : Marcos Morau. Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski, Juan Cristóbal Saavedra. Scénographie : Max Glaenzel. Costumes : Silvia Delagneau. Dramaturgie : Roberto Fratini. Lumières : Mathieu Cabanes. Conception sonore : Juan Cristóbal Saavedra. Maîtresse de ballet : Amandine Roque De La Cruz. Avec le Ballet de l’Opéra de Lyon
En relisant la partition de Tchaïkovski, le chorégraphe espagnol frappe un grand coup. Son style à nul autre pareil stupéfie ou irrite, et affiche son ambition de faire du ballet l'égal de l'opéra : un spectacle total.
Comme un coup de baguette magique, l'esthétisme de la première image de La Belle au Bois dormant fantasmée par Marcos Morau évacue le sujet qui fâche : la double peine qui voit non seulement le plus long ballet de Piotr Ilitch réduit à 1H30 (au lieu de 2H40), mais, comme Le Lac des cygnes façon Preljocaj, forcé à la cohabitation avec une partition contemporaine, ici celle de Juan Cristóbal Saavedra. Le complice musical de Morau est crédité également d'un arrangement qui, non content de faire souffler le chaud et le froid des boîtes de nuit de notre temps sur les frimas XIXe du Mariinsky (La Belle s'y éveilla en janvier 1890) en faisant alterner le contemporain (duos d'infra-basses et d'aigus, lyrisme spectral, beats cardiaques…, le tout plutôt envoûtant) avec le classique, se permet aussi de triturer la musique du grand compositeur : lambeaux de thèmes, étirements de séquences…
Cette grogne originelle – et légitime – rend les armes dès le lever de rideau, devant la boîte de nuit rouge en cinémascope, confinant une quinzaine de clones de créatures en crinolines et en bonnet, blotties comme un seul corps les unes contre les autres, une sorte de galimatias de gallinacées animées de tics : têtes effarouchées, bras tentés par l'envol. Bien que Tchaïkovski a déjà cédé la place à Saavedra, on s'abandonne d'emblée à ce qui s'annonce comme une expérience sensorielle unique en son genre, destinée à imposer un parti-pris radical autant que plausible : une fois établi le plus désespérant des constats (si autrefois « dormir un siècle pouvait être envisagé comme une opportunité, comme un voyage vers la prospérité, le progrès…, de nos jours… où il est de moins en moins fréquent de voir quelqu'un capable de dormir huit heures d'affilée », dormir cent ans « se présente à nous comme un cauchemar que pratiquement personne n'a envie de connaître»), Morau n'a plus qu'à questionner le mythe pour notre temps, en faisant fi aussi bien du livret d'Ivan Vsevolojski que de la chorégraphie proposée à Tchaïkovski par Marius Petipa.
Avec son style propre, d'une originalité folle, Morau révèle que les occupantes en apesanteur de son gynécée immaculé sont également pourvues de membres inférieurs, leurs crinolines donnant l'impression qu'elles se déplacent sur un tapis roulant. Elles s'émancipent de leur matrice scénique originelle, éclairée comme dans une couveuse par un plafond lumineux lui aussi prodigue en terme de mouvement, dont les affaissements n'hésitent pas à plaquer les personnages au sol à la manière d'un laminoir. La fascination croît au diapason du lieu lui aussi soumis à toutes les variations, en hauteur comme en profondeur : s'y invitent un escalier, une gigantesque baie vitrée, une énigmatique machine électronique. Le jeu d'orgues participe de l'hypnose, accouchant de tableaux mémorables tel ce moment suffoquant de beauté où rouge et noir fusionnent autour des danseurs en arrêt devant la source lumineuse surgie de la porte de jardin. Le finale est plus spectaculaire encore, où Morau dévoile l'envers de son décor : après qu'on a arraché les rideaux pourpres des portes, qu'on a fait se disloquer l'escalier, se soulever la moquette, c'est au tour des murs de jouer aux filles de l'air ! Les crinolines qui, Prince charmant oblige, s'étaient presque masculinisées, sont peu à peu remisées sur leurs portants, tandis que danseuses et danseurs (car danseurs il y avait sous les bonnets), possédés par une course plus folle qu'eux, se délestent imperceptiblement de tout.
Hypnotisé par la gestique fascinante d'un Ballet de l'Opéra de Lyon comme possédé, autant que par des moyens techniques qui sont d'ordinaire l'apanage de l'opéra, l'on s'était apprêté à abandonner tout espoir scénaristique. Ce n'est qu'au terme du fabuleux rêve éveillé de Marcos Morau que l'on se rend compte que l'on y aura suivi la naissance d'une fillette passée de bras en bras par prestidigitation (les créatures étaient des fées), puis tous les stades de sa vie de femme…Finalement limpide, forcément sublime, cette Belle au Bois dormant dans son décor d'opéra, que l'on souhaiterait déjà revoir, est appelée à faire date.
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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Dijon. Auditorium. 20-XII-2023. Ballet de l’Opéra de Lyon : La Belle au bois dormant. Chorégraphie et mise en scène : Marcos Morau. Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski, Juan Cristóbal Saavedra. Scénographie : Max Glaenzel. Costumes : Silvia Delagneau. Dramaturgie : Roberto Fratini. Lumières : Mathieu Cabanes. Conception sonore : Juan Cristóbal Saavedra. Maîtresse de ballet : Amandine Roque De La Cruz. Avec le Ballet de l’Opéra de Lyon