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Béla Bartók et la Suisse : 30 ans d’amitié

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 
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Une enfance en milieu rural, une adolescence vouée au piano, le parcours au Conservatoire de Budapest, les premières compositions dans le sillage de Liszt, les entrées en scène qui annoncent une carrière pianistique, le choc révélateur subi à l'écoute du Zarathoustra de Richard Strauss, l'amitié avec Zoltan Kodály et la découverte de la « matière hongroise », l'échec de leur projet commun d'une société philharmonique pour la musique contemporaine face au goût conservateur du public hongrois, le fiasco du concours Rubinstein à Paris, les premiers voyages d'investigation dans les régions retirées pour enregistrer le patrimoine folklorique hongrois et roumain – voici quelques jalons de du jeune Bartók qui précèdent ses séjours en Suisse, qui se succèderont de 1908 à 1940 et joueront un rôle majeur dans son parcours créatif.

Bartók le randonneur, vêtu à l'urbaine, dans les rochers alpins

En 1908, il séjourne une première fois en Suisse, peu attiré pourtant par ce pays « sur-civilisé » comme il dit, regorgeant de grands-hôtels, de téléphériques sur toutes les hauteurs et plein d'Anglais qui ont l'air ennuyés. En juillet, Bartók vient toutefois se prélasser dans le parc d'un hôtel haut de gamme à Vitznau sur les rives du Lac des Quatre Cantons (village voisin de Gersau, le site préféré de Clara Schumann), invité par Etelka Freund ici en vacances, une ancienne collègue du conservatoire et dont le frère aîné est professeur de piano à Zurich. C'est le moment de pointer ses antennes vers Zurich. Bartók adresse des lettres aux chefs d'orchestre, leur proposant ses deux Suites op. 3 et 4, mais leurs réactions montrent peu d'enthousiasme. Ce n'est que sa Rhapsodie pour piano et orchestre op.1, la première des œuvres d'envergure (les compositions antérieures sont numérotées selon d'autres classements) qui sera acceptée aux programmes de la Tonhalle. Bartók la jouera à Zurich le 28 mai 1910 sous la baguette de Volkmar Andreae, une exécution qui suscite des critiques élogieuses, tant pour cette œuvre nouvelle que pour le jeu époustouflant du soliste.

La pièce s'ouvre à pas pesants sur une courbe descendante à l'unisson des cordes et des cors, en consolidant la ligne d'arrivée par un triple mordant ponctué d'accords stridents des cuivres – un lointain souvenir du Premier concerto de Tchaïkovsky ? Cette cellule initiale va souvent ressurgir comme telle, ou alors modifiée, comme par exemple la séquence fuguée dans les bois au chiffre 7.

Début de la rhapsodie (les pétarades des cuivres non reproduites ici)

Partie fuguée dans les bois

De son côté, le soliste surgit après quelques secondes, martelant ses accords à faire ébranler l'estrade, suivis de gestes propres à déployer une grandiloquence lisztienne : tonnerre d'octaves, arpèges, gammes et trémolos hallucinants – tout le menu d'un jeu musclé :

L'entrée tonitruante du soliste

Dans la partie centrale, Bartók nous invite à une danse folklorique emportée sur un rythme à deux temps, syncopé, qui va s'accélérer dans la reprise percussive du piano :

La reprise de la danse au piano

Le tourbillon de cette partie folklorique débouche sur la reprise du leitmotif initial, se concluant par un dialogue attendrissant entre le cor et le piano, avant de glisser dans le pianissimo d'un accord éthéré en majeur.

La performance de Bartók comme soliste et son opus 1 prêtent à des commentaires enthousiastes, comme celui du jeune Arthur Honegger, étudiant à Zurich : « J'étais aussitôt ravi de ces nouvelles couleurs, de l'entrain rythmique dans cette partition qui n'a rien de commun avec les nombreuses pièces du même type. »

Dans les années 1911-1913, Bartók va souvent se ressourcer dans les Alpes. Les montagnes et la randonnée l'enchantent autant que la musique. Depuis Zermatt, il monte au Gornergrat d'où il écrit une carte postale à sa mère : « … de là-haut un peut voir 12 glaciers et je suis monté encore 200 mètres plus haut (probablement au Rothorn) […] Zermatt est une station assez élégante, mais heureusement je me suis logé à l'écart, loin du grand public. »

Grâce au concert de 1910, Bartók a accès dorénavant aux programmes de la Tonhalle sous Volkmar Andreae. En octobre 1916, on affiche au programme ses Deux Images op.10, une partition où le critique de la NZZ trouve un écho à l'impressionnisme d'une part et une harmonie qui semble issue de la musique populaire hongroise : « Malgré tout le côté cru et primitif de ce déluge sonore on y découvre de l'authentique et du naturel qui réussit à nous envoûter. » Et en 1923 Ernest Ansermet va exécuter les Deux Images. Son commentaire : « … un hungarisme tout nouveau s'y manifeste, en même temps qu'une forte personnalité caractéristique par un certain ton rhapsodique… »

Bartók devient un des piliers des programmes suisses. En 1925, Volkmar Andreae présente au public zurichois la Deuxième Suite pour orchestre op.4. Le critique de la NZZ estime qu'elle « repose encore fortement sur Liszt et Wagner, tout en montrant la face authentique de ce Hongrois surdoué […] le genre d'une sérénade et le côté nocturne du 1er mouvement est illuminé d'un esprit subtil… » Ansermet, de son côté, s'engage en 1926 pour la diffusion de la Tanz-Suite de 1923 qu'il commente dans le livret du programme : « Ses qualités de clarté et de spontanéité, son caractère mélodique, sa rythmique puissante et bien dégagée lui ont valu de gagner le public… » et d'ajouter que la métrique de cette suite rappelle de loin le Sacre de Stravinsky.

Entre 1929 et 1935, Bartók se produit souvent dans des récitals ou des concerts de chambre dans six villes du pays, fréquemment comme partenaire de la violoniste Stefi Geyer -un de ses amours de jeunesse- domiciliée avec son mari en Suisse . Mais le point culminant sera sans doute la tournée avec son Concerto pour piano n°2 qu'il va jouer avec brio à travers le pays. La critique de la NZZ en dit long sur la portée de cette œuvre pour l'époque contemporaine : « Dans le premier mouvement, on voit l'impact d'une force originale rare jusqu'à aujourd'hui dans la musique européenne – accompagnée seulement par les vents – pour faire éclater un ‘Allegro barbaro' archaïque, mais contrôlé […] et quelle originalité dans le ‘Presto' du milieu, quelle fougue dans la partie endiablée vers la fin ! » Ces concerts sont ponctués de plusieurs escapades en montagne : Davos, Montana-Crans, Arolla, Pontresina, Braunwald, Sils en Engadine – et de nouveau Zermatt et le Gornergrat.

Le vrai point d'arrimage sur le territoire suisse sera la reprise des contacts dès 1936 avec Paul Sacher, musicien prestigieux et mécène de Bâle. Le chef de l'orchestre de chambre de Bâle lui demande une œuvre pour le dixième anniversaire de son orchestre. Bartók s'exécute et après trois mois la Musique pour cordes, percussion et célesta est prête, créée en janvier 1937 à Bâle. La pièce s'ouvre sur un thème chromatique à l'alto qui semble poindre timidement dans les ténèbres, un thème enroulé, en pianissimo, sur l'espace du triton et prolongé comme fugue, une ligne ondulatoire que Bartók va reprendre sous d'autres formes dans les autres mouvements.

La fugue du thème chromatique initiée par les altos

Mais le discours va changer : vers la fin va percer la matière tzigane qui nous emporte dans des rythmes palpitants. Dans la presse, on parle d'une soirée « mémorable », d'un maître aussi influent que Schönberg ou Stravinsky, qui aurait réussi à hisser le folklore slave sur la scène internationale : « Après le finale turbulent qui débouche avec verve sur un surprenant éclat diatonique, les applaudissement fusaient illico (…) On s'imaginait difficilement que le petit monsieur aux cheveux blancs qui s'inclinait humblement devant le public contenait un tel diable dans le corps… ». Et on redemande le finale !

Partie rapide : mélodie slave syncopée soutenue par les accords syncopés

Bâle est de plus en plus friande de musique bartókienne. Paul Sacher lui demande une œuvre pour petit ensemble, prévue pour la Société internationale de musique contemporaine. Se souvenant de l'effet de plusieurs pianos chez Stravinsky (dans Noces) Bartók propose une œuvre où la percussion figurera comme partenaire de deux pianos. Et c'est avec sa femme Ditta qu'il va créer à Bâle sa Sonate pour 2 pianos et percussion en janvier 1938, un succès mémorable dont le critique sait mettre en évidence la vie rythmique sans pareil à travers la pièce où « tout a germé de manière organique, où tout est vivace et naturel. »

Sacher ne lâche pas prise : une autre commande parvient à Bartók à Budapest, alors qu'il prépare son départ définitif, vu les agissements des fascistes hongrois depuis la montée du nazisme en Allemagne. Sacher lui offre son chalet de vacances à Saanen-Gstaad (séjour estival de Menuhin) pour composer son Divertimento pour cordes en toute tranquillité. Le 18 août 1939, Bartók écrit à son fils : « Les Sacher se préoccupent pour moi de loin. Ils m'ont même organisé un piano livré de Berne, annoncé pour le 2 août à 10.00 heures. Figure-toi : au lieu d'arriver seulement vers 12.00 heures comme ce serait la règle chez nous, les camionneurs étaient là à 09.45 heures ! » (ponctualité suisse !). Quant à la guerre imminente, il dit dans la même lettre : « Les Suisse sont contraints de vivre dans une continuelle fièvre de guerre. » Et d'ajouter qu'on prépare partout des mesures de protection, comme par exemple ces blocs de béton ancrés dans la terre contre les blindés de l'ennemi. La création du Divertimento sera reportée jusqu'en mai 1940, pour des raisons de guerre, sans la présence du compositeur parti déjà en Amérique.

Un critique caractérise cette œuvre écrite dans la réclusion au bout du Simmental comme « parenthèse paysanne dans l'approche apocalyptique de la guerre. » Au lieu d'une tessiture percutante, cette pièce pour cordes rappelle de loin les concertos grosso baroques, dont le début marque un côté dansant et syncopé.

1er mouvement : reprise du thème à la 13e mesure

Comparé au début du Sacre du Printemps où Stravinsky a imposé aux cordes des coups d'archet violents, trépidants et répétitifs, Bartók soumet au premier violon mélodique une pulsation d'accords moins sauvage. Le deuxième mouvement nous rappelle le début de la Musique pour cordes, percussion et célesta : une ligne chromatique en spirale, avançant au pianissimo à tâtons (dramatisée plus loin moyennant des trémolos prolongés comme des frissons d'angoisse).

2e mouvement depuis la 6e mesure

L'Allegro assai poursuit la matière folklorique du 1er mouvement, une danse joyeuse à deux temps propulsée par un battement nerveux de croches placées en-dessous.

Plusieurs caractéristiques relevées au cours de ces commentaires ont un rapport avec l'Opus Magnum accompli avant 1939 : ses Six quatuors à cordes, dont certains ont été composés et exécutés en Suisse.

Son départ lui cause de gros chagrins. Depuis Genève, il envoie un dernier message à Madame Müller-Widmann de Bâle, une amie faisant partie du cercle autour de Paul Sacher : « Et maintenant nous sommes ici, le cœur triste, pour vous dire adieu et à vos proches (…) Préoccupants, infiniment préoccupants sont ces adieux. Et ce merveilleux pays, votre pays, vu peut-être une dernière fois ! » (lettre du 14 octobre 1940).

Parti en Amérique en 1940, Bartók décroche un poste de professeur à la Columbia University de New York. Cependant, l'entrée en guerre des Etats-Unis rend son séjour – en tant qu'étranger – de plus en plus fragile : des conférences ça et là, des concerts comme pianiste moins réussis qu'autrefois, le Concerto pour orchestre comme dernière composition (cependant un grand succès) et ses problèmes de santé : sa leucémie prend le dessus sur sa vision de retourner un jour en Hongrie, et l'emporte le 26 septembre 1945.

La ville de Bâle va accueillir un Festival Bartók commémoratif du 18 mai au 3 juin 1958, accompagné d'un volume de « Mélanges » et inauguré par le discours de Sandor Veress. Son ami évoque d'abord le déchirement intérieur qui a affligé les derniers mois de Bartók avant son départ pour l'Amérique, son combat pour un humanisme européen et les échecs face à la montée du fascisme. Quant à la portée de son œuvre, Veress lui réserve une place sur l'Olympe de la musique : « Il me semble que Bartók était un des derniers maillons de la chaîne des compositeurs européens, dont la création se trouvait en parfaite équilibre entre les archaïsmes, l'instinct et les visions inconscientes – et le savoir, l'esprit correctif et la rationalité formatrice de son intellect. »

S O U R C E S

HELM Everett, , Rowohlt, Hamburg 1965

Bartók und die Schweiz, volume collectif publié par la Commission nationale suisse de l'Unesco, éd. St-Paul, Fribourg (sans date)

FUCHSS Werner, und die Schweiz, Hallwag, Berne, 1973.

BONIS Ferenc, , sein Leben in Bilddokumenten, Universal-Edition, Wien, 1973.

Schweizerische Musikzeitung 1958, cahier 12 (d'où le discours de S. Veress)

BARTÓK Béla, Eigene Schriften und Erinnerungen der Freunde, édités par Willi Reich, Schwabe, Basel/Stuttgart, 1958.

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