Giselle au Ballet de Bordeaux : une nouvelle production signée Matali Crasset
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Pour son ballet de fin d'année, le Ballet de l'Opéra national de Bordeaux a confié à la designeuse Matali Crasset une nouvelle production de Giselle, célèbre ballet romantique de Jean Coralli et Jules Perrot, d'après un livret de Théophile Gautier. Un défi pour la compagnie et son directeur, Eric Quilleré, qui fait le point avec ResMusica à quelques jours de la Première à Bordeaux.
ResMusica : Pourquoi avez-vous souhaité proposer une nouvelle production de Giselle aux spectateurs du Ballet de Bordeaux ?
Eric Quilleré : J'ai choisi Giselle, parce que c'est l'un des grands ballets du répertoire romantique et qu'il me paraissait intéressant d'en proposer une version pour les fêtes. L'idée de cette nouvelle production est venue d'un échange avec Emmanuel Hondré, directeur de l'Opéra national de Bordeaux, et de ma conviction que c'était le moment de proposer une version plus contemporaine de ce ballet, au niveau des décors et des costumes, tout en conservant la chorégraphie originale de Jean Coralli et Jules Perrot.
RM : Comment le choix s'est-il porté sur Matali Crasset pour les décors et les costumes ?
EQ : Avec ce choix, nous nous projetions forcément dans la modernité. Je ne connaissais pas le travail de Matali Crasset, mais le directeur technique de l'Opéra national de Bordeaux et Emmanuel Hondré l'avaient déjà croisé. En regardant son travail, je me suis dit que cela pouvait être intéressant de travailler avec quelqu'un qui n'avait jamais eu accès au monde de la danse. C'était une aventure un peu excitante. Elle a tout de suite manifesté une envie d'apprendre, et beaucoup de curiosité, nous avons très vite eu envie de travailler ensemble, chacun faisant un pas vers l'autre. Tout au long de la mise en place de cette production, nous avons maintenu un échange constant : tandis que je cherchais à préserver le langage classique et romantique de Giselle, Matali cherchait à en apprendre davantage sur les contraintes du milieu de la danse. Elle a fait beaucoup de recherches sur Giselle, et je l'en remercie, de mon côté, je me suis renseigné sur son univers. Nous avons cherché à rapprocher nos deux univers.
RM : Cette nouvelle production entraîne-t-elle une nouvelle approche de la chorégraphie ou de la mise en espace des danseurs ?
EQ : La proposition de Matali Crasset évoque la confrontation entre deux mondes : le monde d'en haut, déconnecté des réalités ; et le monde d'en bas, qui a les pieds sur terre et qui défend la culture du vivant. Chorégraphiquement, j'ai essayé d'aller dans ce sens-là. Le monde d'en bas est lié à la terre, donc plus simple et plus heureux, je me suis efforcé de donner le côté le plus vivant possible à la chorégraphie, en connexion avec cette communauté du monde d'en bas qui travaille avec les matières vivantes, le bois. Le lino blanc du sol fait une jonction avec le bas des costumes en blanc. Matali Crasset a proposé de se débarrasser de certains accessoires (sabre, poignard) qui ne sont pas forcément utiles et de trouver d'autres solutions pour la narration. Cela fonctionne très bien, son approche est juste. Le monde d'en haut est davantage basé sur de la pantomime ou une présence, il ne propose pas vraiment de chorégraphie, mais le fait d'avoir des costumes très rigides ne permet pas une marche soutenue ou de courir, c'est un monde plus posé, très restreint dans des codes. Le contraste entre le côté très vivant et amoureuse de Giselle et le costume carcan de Bathilde donne un rendu intéressant.
Par ailleurs, Matali a bien cerné que Giselle était autour du tutu romantique. C'est pourquoi les tutus, les arbres et d'autres éléments de la scénographie sont reliés à cette forme conique. Pour le deuxième acte, Matali Crasset a travaillé sur le monde de l'irréel, du rêve. Les tutus sont revisités, mais ils restent visuellement romantiques. Elle a inversé les arbres pour montrer la bascule des mondes tandis que la chorégraphie valorise les émotions intemporelles, comme le pardon ou le don de soi. Matali a aussi mis en évidence que ce sont des femmes qui tuent et qui prennent le pouvoir, une fois passées de l'autre côté. Elle en a fait des personnages irréels et aériens dans un monde où elles ne se laissent pas faire. Cette Giselle, qui n'est pas encore une Willi, va sauver le Prince, car elle est amoureuse. Le fait que la designeuse ait ajouté deux ou trois détails donne plus de force à la chorégraphie. On avait oublié qu'elles tuent.
« Les ateliers de couture et de décors se sont investis et ont pris ce projet à bras le corps, autour de nombreux échanges constructifs avec Matali Crasset. »
RM : Que dit cette nouvelle production de l'œuvre de Coralli et Perrot ? Quelle en est la symbolique ? Lui permet-elle de mieux résonner dans notre époque ?
EQ : Oui, je le crois. Nous allons voir comment le public réagit à ces propositions. Cela donne une meilleure résonance sur ce qu'est la femme aujourd'hui, sur la manière dont elle prend sa place et prend le pouvoir, avec force et sans timidité. De même, avec le contraste entre le monde d'en bas et celui d'en haut : on voit que les puissants de la planète n'ont pas envie de perdre leurs privilèges alors que gens du monde d'en bas, connectés avec le vivant et la terre, ont envie de faire plus d'efforts. Ce sont des valeurs qui sont fortes chez Matali et elle arrive avec sa production à le mettre en avant.
RM : Quels sont les autres partenaires (et artisans) avec lesquels vous avez travaillé pour produire ce spectacle ?
EQ : Nous avons confié à l'éclairagiste Yannick Fouassier la mission de sublimer chorégraphie, costumes et décors. Les ateliers de couture et de décors se sont investis et ont pris ce projet à bras le corps, autour de nombreux échanges constructifs. Cela fait un an que l'on y travaille ! C'est un vrai investissement. Ce sont des sujets auxquels chacun a eu envie de participer : trouver des matériaux proches de la région bordelaise, avoir des objets qui puissent être réutilisés dans les deux actes… Nous souhaitions faire mieux, sans gaspiller des ressources, et nous nous sommes posé la question pour chaque matériau et chaque accessoire. C'était pour moi enrichissant.
RM : Comment la musique d'Adolphe Adam sera-t-elle abordée par la cheffe Sora Elisabeth Lee et l'Orchestre national Bordeaux Aquitaine ?
EQ : Nous avons commencé à travailler avec la cheffe fin novembre. Elle a déjà dirigé le Giselle de Martin Chaix pour le Ballet du Rhin, elle connaît bien la musique d'Adolphe Adam. Nous allons voir comment elle va s'en emparer pour cette nouvelle production, à la tête de l'Orchestre national Bordeaux Aquitaine.
RM : Quels sont les danseurs qui vont interpréter les rôles principaux ? De quelle manière avez-vous travaillé avec eux ? Ont-ils été associés à certains choix dans le cadre de cette nouvelle production ?
EQ : Notre nouveau danseur étoile, Riku Ota va danser pour la Première avec Marina Da Silva, puis Oleg Rogachev dansera avec Lucia Rios, puis avec la danseuse coréenne Ahyun Shin, puis Vanessa Feuillante fera équipe avec Ashley Whittle. Le ballet sera à l'affiche du Grand-Théâtre de Bordeaux jusqu'au 31 décembre 2023. J'espère le retour de Mathilde Froustey, notre danseuse étoile, en fin de série, car elle s'est blessée et commence à revenir de façon très douce. C'est une Giselle superbe et ce serait fantastique ! Pas de pression, cependant, elle doit reprendre à son rythme.
J'ai essayé de communiquer sur ma vision de ce que j'avais y mettre. Au début, ils étaient un peu perdus, car certains codes disparaissaient. Beaucoup s'interrogeaient sur la disparition de l'épée pour être un prince. Petit à petit, ils se sont emparés des propositions de Matali Crasset pour de nouveaux accessoires.
J'ai fait venir Agnès Letestu qui a travaillé avec les danseurs sur les interprétations des solistes, et du corps de ballet avec la maîtrise de ballet de la compagnie. Et José Martinez m'a laissé une semaine Irek Mukhamedov pour travailler sur les partenaires masculins. J'ai laissé beaucoup d'espace sur les interprétations, car je considère que chaque couple a des choses à donner. On ne peut pas être la même Giselle quand on est petite ou grande. Agnès, qui est grande, a pu transmettre sa vision du rôle et la manière dont elle l'avait traversé aux deux grandes danseuses que sont Lucia et Ahyun.
Quand les danseurs n'aiment pas, on le sait ! Ils ont porté les costumes hier (ndlr : interview réalisée le 29 novembre) pour la première fois. Matali était là pour les voir et nous avons fait évoluer les costumes ou le décor en fonction des impressions des danseuses. Qu'elles puissent s'identifier aux costumes est important, même si la créatrice doit affirmer des choix. Cela nous donne de nouvelles idées ou approches pour faire évoluer les personnages. On se sert de ces contraintes pour les transformer en avantages.
« C'est très beau de regarder ces générations d'aujourd'hui interpréter le rôle de Giselle et voir ce qu'elles ont à proposer avec leurs regards d'aujourd'hui. »
RM : Vous-même, quel est votre rapport avec ce ballet, en tant qu'interprète, chorégraphe et maître de ballet et aujourd'hui, directeur de la danse ?
EQ : Il y a tellement de Giselle qui m'ont animé toute ma carrière. C'est le ballet qui m'a suivi partout, tout le temps, et ce n'est pas le rôle dans lequel j'ai forcément le plus excellé. J'ai fait le pas de deux des vendangeurs à l'Opéra. Une version de Giselle à Marseille, une autre à Miami, puis j'ai travaillé la version de Charles Jude en arrivant à Bordeaux en tant que maître de ballet. C'est certainement le ballet que je préfère regarder, celui qui fait rêver beaucoup d'interprètes, car il y a une interprétation, du poids, des regards, un côté artistique. J'ai vu des interprètes sublimes, Natalia Bessmertnova (étoile du Bolchoï invitée à l'Opéra de Paris), Sylvie Guillem, Elisabeth Platel, Monique Loudières, Isabelle Guérin, Elisabeth Maurin et des grands danseurs masculins, Mikhaïl Baryschnikov avec Noëlla Pontois restera gravé dans ma mémoire, car il fait partie des grands moments de danseurs de ma vie. Elisabeth Maurin, Aurélie Dupont, Agnès Letestu, j'ai la chance d'avoir été danseur à un moment dont on se nourrit. On peut aussi citer Marie-Claude Pietragalla dans Myrtha, ce sont des choses que l'on n'oublie pas. Cela donne un panel de propositions énormes.
RM : Quelles sont, selon vous, les lignes de force de Giselle ? Qu'est-ce qui fait de ce ballet le symbole du ballet romantique ?
EQ : Ce qui fait la puissance de Giselle, c'est cette scène de la folie que l'on ne peut pas oublier. Les artistes qui passent par ce premier acte sont de grands interprètes, il faut avoir un foyer émotionnel fort, une grande maturité et une certaine naïveté à la fois. C'est un grand moment d'interprétation. Et la dimension intemporelle du 2ème acte, cette puissance de pardon, la fin avec cette grande diagonale qui remonte jusqu'à la tombe. C'est la force de l'interprétation qui transcende ce ballet, plutôt qu'une puissance athlétique. C'est très beau de regarder ces générations d'aujourd'hui interpréter ce rôle et voir ce qu'elles ont à proposer avec leurs regards d'aujourd'hui.