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Frank Martin ou la dimension spirituelle

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Genève comme « havre de paix » : les antécédents de de Montélimar se sont réfugiés aux bords du Léman lors des persécutions huguenotes du XVIIIe siècle.

Vitrail de la Cathédrale de Bourges

Le père de Frank, pasteur et amateur de musique, offre à ses dix enfants une vie aisée, enrichie d'activités artistiques qui accompagnent les jours de fête. A 10 ans, Frank va connaître les psaumes luthériens et, très tôt, la musique sacrée de J.S. Bach : La Passion selon St-Matthieu est pour lui un bouleversement qui laissera ses marques pour toujours.

A Genève, les concerts de l'époque sont orientés vers la musique classique allemande, si bien que les premières compositions du jeune Martin sont tributaires du post-romantisme allemand.

Au cours des années du lycée – qui stimule son intérêt pour la physique –, Martin perfectionne son piano et se confie, en privé, au professeur de composition qu'il va considérer pendant toute sa carrière comme le maître auquel il « doit tout » :  Joseph Lauber, professeur d'origine lucernoise, enseignant au conservatoire et directeur de l'Opéra de Genève.

Après les premiers tâtonnements comme compositeur de musique de chambre, notre jeune homme de vingt-trois ans se sent attiré par les mystères de la foi. Mais composer de la musique sacrée ne va pas de soi. Martin en parlera plus tard dans une conférence : Quel est le message d'une œuvre sacrée au XXe siècle ? Il s'agit de se confronter à une problématique que les anciens maîtres de chapelle qui composaient sur commande ne connaissaient pas. Une messe, une cantate, vont-elles servir la liturgie ? Si oui, leur langage moderne pourra-t-il entrer dans le cœur des fidèles ? Ou alors : s'agit-il d'une œuvre d'art qui se suffit à elle-même, destinée aux concerts ? Et encore : pourra-t-elle toucher les émotions de l'auditoire ? « Chaque auditeur considérera son œuvre d'un point de vue différent, et ce n'est guère que chez ceux qui ont, en face de la religion, la même attitude que lui-même que l'auteur risque de trouver une véritable adhésion à son œuvre… »  (causerie à Bâle le 2 mai 1946).

Martin se propose de composer une messe quasiment pour lui-même, ne voulant pas la publier. Sa Messe pour double chœur a cappella  répand une atmosphère de sérénité, une œuvre lumineuse et fluide, conduite à base de structures simples et conforme au principe « une syllabe = une note », principe illustré par exemple dans le Gloria au chœur homophone sur les paroles « … patrem omnipotentem, factorem coeli et terrae, visibilium omnium. »

Les mélismes, par conséquent, se font rares, si ce n'est la partie jubilatoire du Gloria ou l'imploration du Kyrie initial où la charpente du mode dorien est manifeste :

La partition équilibrée et lumineuse avance dans un univers harmonique basé sur les modes ecclésiastiques.

La Natalité mise en musique

Pendant deux cents ans, la célébration de Noël a été dominée par le Weihnachtsoratorium de J.S. Bach, quelques cantates ou oratorios de Noël du XIXe siècle mises à part (par exemple Berlioz, Saint-Saëns, Liszt, Rheinberger).

La Cantate de la Nativité de 1929, appelée plus tard Cantate pour le temps de Noël, n'aura pas la bénédiction d'Ernest Ansermet et finira dans les tiroirs. Cette œuvre pour chœur, orchestre de chambre et orgue se distingue par la sobriété des moyens, la clarté de l'articulation du texte. La première partie remonte aux psaumes de l'ancien testament (L'Avent) où les choristes chantent à pleins gosiers et à l'unisson les paroles adressées au peuple juif : « Préparez au désert le chemin de l'Eternel…une route pour notre Dieu ! », une formule simple de cinq notes (à l'intérieur de la quinte) qui s'imposent contre le brouhaha de l'orgue et son jeu houleux – le chaos du monde d'avant la venue du Christ ? –. La déclamation du texte s'accélère dans la partie « Promesse », tandis que « La Nativité » revient à un rythme plus clément, aux harmonies quasiment séraphiques, pour culminer dans les versets « Et Marie observait soigneusement toutes les choses et les repassait dans son cœur», chantés à l'unisson sur une note aiguë au ralenti, soutenus par quelques accords de l'orgue, posés discrètement et à pas retenus. Le chœur final se lance dans des mélismes jubilatoires (« Béni soit le nom de l'Eternel… ») pour aboutir à des harmonies de plus en plus somptueuses sur les paroles de louange : « Louez l'Eternel, sa gloire est au-dessus des cieux… ! »

Le mystère de la Nativité de 1957-59, trente ans après la cantate, fait partie des trois grandes œuvres dramatiques : La Tempête (Shakespeare) de 1952-55 et Monsieur de Pourceaugnac (Molière) de 1961-62. La thématique de Noël avec son message de la rédemption a toujours intrigué le compositeur, si bien qu'il s'y remet à l'âge de 67 ans, domicilié depuis onze ans en Hollande, le pays de sa femme.

Pour son nouvel oratorio il a recours à un texte du XVe siècle, le Mystère de la Passion d'Arnoul Gréban, un de ces nombreux jeux-mystère du moyen âge que l'on jouait sur le parvis des cathédrales, destinés à l'édification des fidèles, non sans un brin de divertissement. Martin a tiré du texte le prologue et le « Premier jour » qui embrasse la Terre, l'Enfer et le Paradis. L'ayant conçu comme une espèce d'opéra sacré le compositeur  définit ses didascalies jusqu'aux détails infimes, demandant un décor à la manière d'un mosaïque byzantin ou des vitraux gothiques, où vont figurer le créateur, les anges, le paradis, le gouffre de l'enfer et la terre où se déroulent l'Annonce faite à Marie et la Nativité.

Tout en parlant un langage contemporain, la musique doit toucher le public par ses structures d'accès facile, un principe déjà respecté dans Golgotha une dizaine d'années avant.  Les lignes déclamatoires des versets chantés s'accompagnent souvent d'une couche de sons prolongés comme un tapis déroulé, et l'effet dramatique de certains passages se produit par un échafaudage d'accords majeurs montant en crescendo.

Quand l'ange Gabriel (basse) vient formuler « Au Paradis » ses louanges à l'adresse du créateur, ses paroles suivent une série de douze sons, reprise telle quelle par le « petit chœur » à la progression homophone, le tout enguirlandé par les figures de voltiges dans les bois. Lorsque nous descendons dans « Les Limbes » (une zone d'attente figurant une sorte de purgatoire), la musique mobilise toutes les ressources expressives : Adam chante plein d'ardeur, ses paroles « quand viendra l'heure désirée que de cet enfer sortirons ? » sur une ligne quasi-dodécaphonique (d'ailleurs un leitmotiv dans cet oratorio) à l'unisson avec une voix des bois et en doublure légèrement décalée par le hautbois :

Eve y répond par des cris de désespoir doublés par des sonorités glissantes, déchirantes, pour déboucher sur un « Hélas ! et quand sera-ce ? Hélas ! » Arrivés « Sur Terre », nous pénétrons dans la vie du couple de Joseph et Notre-Dame où le jeune fiancé rappelle à son amour le devoir de la prière, une scène d'intimité, ébranlée par l'irruption de l'ange Gabriel pour son ‘Annonciation faite à Marie', sur quoi la vierge répond humblement, en voix solo, sur une série de 12 sons pure, avançant par intervalles serrées, avec retenue :

La visite auprès de sa cousine Elisabeth, enceinte elle aussi par miracle divin, culmine dans un moment d'extase où Marie (Notre-Dame) chante un très beau Magnificat : « Mon âme magnifie Dieu, et mon esperit se réjoye… » sur des mélismes jubilatoires dans les aiguës, accompagnés des fioritures de la flûte.

La descente « Aux Enfers » nous parachute dans une nuit de Walpurgis où Satan et ses co-diables s'entre-déchirent dans leurs rivalités, des débats de cris et de discours grinçants accompagnés de bruitage – des minutes de relaxe pour le public.

« En Bethlehem » : Au moment de l'accouchement Marie est prise d'une angoisse, mais voilà que l'approche des anges couvre la scène d'une harmonie céleste par les sons graduellement descendants et leur chant biblique  « Et incarnatus est (…) et homo factus est », une ligne mélodique qui rappelle le chant grégorien, soutenu un halo d'accords majeurs en pianissimo dans les graves, issus des sonorités du premier baroque vénitien. Et Marie de reprendre son Magnificat sur les paroles « Hautement fus en mon cœur confortée… », un air initié sur la cellule mélodique déjà rencontrée avant et portée par les accords majeurs enchaînés en douceur :

Les bergers préparent cependant leur dispositif contre les loups, avant de monter la fête sur une musique champêtre, une ronde à la structure de la Renaissance : mélodie binaire, fortement rythmée et prédominance du tambour. Descendu du ciel, l'ange Gabriel vient leur annoncer l'événement, un récitatif linéaire, très solennel. Ainsi les deux chœurs seront saisis d'une jubilation sur un Hosanna chanté sur des mélismes décalés par le petit chœur et, en parallèle, des accords majeurs au crescendo et enchaînés de manière pathétique (voir Richard Strauss) par le grand chœur. Les bergers sont à peine arrivés devant la crèche que le compositeur vient leur attribuer le cantique d'adoration « En simplesse de savoir / Tu es le roi de tout le monde », un chant rudimentaire aux brefs passages calqués sur les premiers modèles à deux voix du chant grégorien (Les tropes ou l'organum) où la mélodie (le cantus firmus) est doublé par la quinte ou la quarte parallèle :

Avant l'arrivée des trois Mages, le texte fait intervenir le prophète Siméon avec sa lamentation « O vieillesse, état de rudesse… », un cantique lugubre soutenu par les registres graves (accords mineurs et cantilène languissante du basson) qui rappelle à Dieu sa promesse de la venue du Messie. D'autre part, lors de « La Présentation au Temple » Siméon vient exprimer sa gratitude, son vœu est exaucé : « O Sire, laisse désormais ton servant reposer en paix, car mes yeux ont vu ton salut… » – une déclamation linéaire, accompagnée d'accords majeurs retenus en douceur, non sans annoncer à Jésus son futur martyre : « O, cher enfant, com dure voie tu auras encore à passer ! », ceci sur un point d'orgue au pianissimo, mystérieux et angoissant.

La scène au temple débouche sur la jubilation du grand chœur, du petit chœur, des solistes sur un Gloria final homophone, aux accords majeurs gradués vers un fortissimo : « Tu es notre salvation….Hosanna ! In excelsis ! », une musique finale limpide, diatonique, touchant au maximum les émotions du public.

La création du Mystère de la Nativité aura lieu le 23 décembre 1959 à Genève, sous la direction d'Ernest Ansermet.

S O U R C E S

BILLETER Bernhard, , Huber Frauenfeld, 1970.

BILLETER Bernhard, Die Harmonik bei , Paul Haupt Bern, 1971.

MARTIN-BROEKE Maria, Souvenir de ma vie avec Frank Martin, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1990.

Interview télévisée avec Maria Martin-Boeke (en hollandais/anglais)

Quelques documents de la Radio-Télévision Romande

Les extraits de partition son tirés du fac-simile de la partition originale du compositeur

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