Virevoltantes Variations Goldberg par Víkingur Ólafsson à la Cité de la Musique
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Paris. Cité de la Musique, Salle des concerts. 27-XI-2023. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988. Víkingur Ólafsson, piano
Dans le sillage de la sortie de son disque paru en octobre chez Deutsche Grammophon, le pianiste islandais a donné à la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris les Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach : une interprétation aussi sidérante que déroutante.
Le public est enthousiaste et applaudit à grand bruit à l'issue des quelques quatre-vingts minutes écoulées depuis que l'Aria a commencé, suivi de ses trente variations compris toutes leurs reprises. L'aria est bien revenu, bouclant le cycle, mais, pianissimo et cette fois sans reprises : il n'est plus alors qu'un lointain souvenir, une pensée qui s'éloigne, qui s'éteint peu à peu, ou s'épuise, ou peut-être s'assoupit, tant le ralenti des toutes dernières mesures est prononcé. Mais remontons le cours tumultueux dans lequel le musicien nous a entraînés avant d'en arriver là.
Le voici qui entre sur scène chaussé de ses lunettes qui lui donnent un air studieux, comme s'il allait soutenir une thèse. Il joue l'Aria dans sa nudité, presque avec naïveté, avec une objectivité qui n'annonce encore rien de ce qui va suivre. La seconde reprise on ne peut plus plate est dénuée de toute intention expressive, de toute couleur, cela délibérément. Mais passé cet exposé clinique, le discours change du tout au tout, dès la première variation toute en vigueur et vélocité, au son très projeté, jouée d'un trait sans que le pianiste lui octroie la moindre respiration. D'ailleurs elle n'est pas la seule dans ce cas, les variations 5, 11, 14, et toutes celles rapides de la seconde partie du cycle subissent le même sort, les tempi devenant de plus en plus frénétiques, la musique éruptive, étourdissante de vitesse et d'énergie, jusqu'au climax réverbéré de la stupéfiante variation 29, où ce n'est ni un clavecin, ni un orgue, ni même un piano que nous entendons, mais un mur de son ! Si le pianiste semble se griser de ces tourbillons sonores, de cette vitesse de grand huit, il ne se laisse pas pour autant emporter par le flux de notes : il a les doigts et l'esprit pour garder le contrôle à tous moments, pour agencer les timbres, dégager les voix (voire en imaginer !), les éclairer, les faire dialoguer. Ses variations ne respirent pas ? Il y a des moments où la musique ne doit pas forcément respirer, où elle doit jaillir. Celle de Bach peut s'y prêter : Olafsson ne l'interrompt jamais, mais la suspend, entre les parties des variations, pour mieux relancer son prodigieux élan. il a pris le parti du piano, et n'ornemente pas les reprises. Il nous arrive même parfois d'entendre Liszt (variation 21). Pour autant, il ne joue pas les reprises à l'identique. Il varie les dynamiques, les nuances, ose des accents, des couleurs instrumentales (le basson dans la variation 3, les différents jeux d'orgue dans la variation 12, les flûtes multicolores de la variation 28…), met au premier plan des voix qu'il redessine (voix médianes de la variation 10 par exemple), éclaire le rythme pointé (variation 7 tracée à la pointe sèche). Non sans une forme d'excentricité, il réinvente même des rythmes, comme dans la déconcertante variation 14, ultra-rapide, que l'accentuation à contre-temps transformerait presque en pièce de jazz. La reprise est ici à chaque fois une remise en perspective de l'exposition initiale, une sorte de contrepied, comme un même objet regardé sous un autre angle. Certes on reprochera d'une variation à l'autre le systématisme du procédé, qui finit par introduire une forme de prévisibilité, lorsque notamment il reprend un peu en dessous du tempo pour mieux relancer le discours. Et pourtant l'attention reste accrochée à ce piano sonnant, qui jamais ne serait parvenu à endormir le commanditaire insomniaque de l'ouvrage.
Il y a aussi ces variations lentes, méditatives, dont le pianiste joue de leurs effets contrastants : le calme et la douceur feutrée de la variation 13, l'intériorité de la variation 15 qui vient après la flamboyante variation 14, la sublime introspection de la variation 25, très lente, hors du temps, et sa reprise à la lisière du silence, dont il souligne les chromatismes. Celle même qui nous conduit vers le feu d'artifice de la variation 28 scintillante de ses trilles, et vers la jubilation tonitruante de la variation 29, couronnée par la lumineuse variation 30 « Quodlibet », résonnant de toutes ses cloches, en apothéose.
On pourra trouver discutable cette interprétation pour ses extravagances, on l'accusera peut-être d'en « mettre plein la vue », mais on reconnaitra la parfaite maîtrise du musicien, sa capacité à assumer une vision hors normes qui conjugue construction cérébrale, engagement physique et émotionnel.
Outre l'agilité du pianiste, en particulier dans les périlleuses variations pour deux claviers, outre la lisibilité des lignes d'une polyphonie sur laquelle il ouvre des fenêtres à l'envi (quelle main gauche !), c'est cette impression générale, et peu importe l'unité de l'ensemble, que l'on retiendra : la joie, celle dont on voudrait qu'elle éclaire le monde aujourd'hui. Un sentiment que le public a su accueillir.
Crédit photographique © Alexandre Wallon
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Paris. Cité de la Musique, Salle des concerts. 27-XI-2023. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988. Víkingur Ólafsson, piano