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Paris. Grande Halle de la Villette. 23-XI-2023, 19h. « Suzanne Kennedy/Markus Selg : Einstein on the Beach/Opéra de Philip Glass et Robert Wilson ». Ensemble Phoenix Basel ; André de Ridder, direction. Ensemble vocal Basler Madrigalisten. Diamanda Dramm, violon solo. Álfheiđur Erla Guđmundsdøttir, Emily Dilewski ; soprano solo. Sonja Koppelhuber, Nadja Catania ; alto solo. Suzan Boogaerdt, Tarren Johnson, Frank Willens, Tommy Cattin, Dominic Santia, Ixchel Mendoza Hernández ; interprètes. Susanne Kennedy, conception, mise en scène et adaptation du livret. Markus Selg, conception et scénographie. Richard Alexander, adaptation du livret. Ixchel Mendoza Hernández, chorégraphie. Meret Kündig, dramaturgie. Cornelius Hunziker, lumières. Richard Alexander, Building/Train Andi Toma (Mouse en Mars) ; création sonore. Robert Hermann, son. Rodrik Bierstecker, Markus Selg ; vidéo.
Revoici Einstein on the Beach (1976) de Philip Glass et Robert Wilson dans l'interprétation de la metteuse en scène Susanne Kennedy et du plasticien Markus Selg : un magnifique spectacle bariolé et hypnotique puisant aux sources du Gange et de la science-fiction post-apocalyptique. Mais l'humanité serait-elle véritablement condamnée à ce retour aux rituels archaïques et l'Histoire à se répéter en boucles éternellement ? Réponse à la Grande Halle de La Villette.
Œuvre ouverte, œuvre fermée ? Telle pourrait être la question centrale pour l'auditeur plongé pour trois heures et demie dans un bain à la fois sonore et visuel, entraîné dans l'impersonnalité de la succession de fragments mélodico-rythmiques repris sans respiration des dizaines de fois dans leurs lentes transformations, et même invité à monter sur scène et à côtoyer les différents interprètes. C'est sûr : on en prend plein les mirettes et les tympans ! Même si parfois une respiration dans cette féerie continuelle de mouvements, de sons et de couleurs serait la bienvenue. D'ailleurs, l'opéra a commencé avant que le public soit installé, suggérant l'idée d'un temps sans véritable temporalité.
Renaud Machart, qui, dans son récent ouvrage, La Musique minimaliste, parle d'Einstein on the Beach comme « assurément l'un des opéras fondamentaux du XXe siècle », a l'honnêteté de préciser : « Pour certains, l'œuvre est insupportable et déstabilisante ; pour d'autres, dont nous sommes, elle passe comme un charme et son temps ralenti provoque un durable sentiment de calme intérieur. » Disons-le d'emblée, pour nous qui sommes de l'autre « camp », l'expression « art total », utilisée à raison par le service communication de la Philharmonie de Paris pour présenter ce nouveau spectacle, nous pose question. Car, que signifie « art total », sinon un art tellement complet qu'il est saturé et ne laisse au public aucun choix ? Par ailleurs, le fait de devoir répéter à l'infini ne présuppose-t-il pas une incompréhension, une surdité intellectuelle ? Partant, le total répétitif ne peut que chercher à produire un état de transe, c'est-à-dire d'oubli de soi dans le grand tout… Avant Glass et Wilson, un certain Richard Wagner avait rêvé d'art total. Or, voici ce qu'en dit Nietzsche dans le Gai Savoir : « Je respire difficilement quand cette musique commence à agir sur moi. ». Et, se demandant alors ce que son corps demande à l'art musical, il affirme : « un allègement ». Ce soir, notre corps et notre esprit ont été roulés dans une immense centrifugeuse, nous laissant essorés.
Bien sûr, assimiler les démarches artistiques des deux musiciens serait un parfait contre-sens, mais notre interrogation est peut-être fondamentalement civilisationnelle, comme tend à le démontrer d'autres propos du philosophe dans le même livre : « Shopenhauérienne est, chez Wagner, la tentative de considérer le christianisme comme une graine égarée du bouddhisme, et de préparer pour l'Europe une époque bouddhiste […]. » Et comme en témoigne aussi pour Einstein, opéra sans chant ni véritable fil conducteur, l'hésitation de Wilson et de Glass sur le choix de l'intrigue, qui devait être relative à une personnalité célèbre : « Après Staline, Wilson songe à Hitler ; Glass lui suggère Gandhi, à quoi Wilson répond « Einstein ». » (Machart) Donc, entre, d'un côté, un Wagner antisémite notoire et, de l'autre, un Glass se décrivant comme un « juif-taoïste-hindou-toltèque-bouddhiste », nous voici au cœur d'un Occident en crise, devenu schizophrène et qui tourne sur lui-même. Dans son excellent article « Philip Glass & Robert Wilson / Einstein on the Beach/1976 », Guillaume Kosmicky, pourtant fervent de l'opus, dit bien : « Il peut cependant ressortir de l'opéra une vision déshumanisée. » (in Musique savantes/De Ligeti à la fin de la Guerre froide/1963-1989). C'est bien une humanité déboussolée et amnésique qui se donne à voir et entendre aujourd'hui, posant et reposant (en anglais) des questions relevant du théâtre de l'absurde : « Il s'est peut-être passé quelque chose./Oui peut-être./Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?/Quoi ?/Je me pose juste la question./Wow. » En donnant son nom au titre de la pièce, Einstein deviendrait ainsi le symbole d'une humanité arrivée au terme de son évolution et qui dans le même temps a préparé sa destruction. Et l'axe du progrès occidental serait abandonné, dans la musique de Glass au profit de la boucle indienne des processus de changements graduels par répétitions.
Il reste l'esthétique, la fascination par l'esthétique. Et si l'on pense, comme le prince Mychkine (Dostoïevski, L'Idiot), que la beauté sauvera le monde, ou avec Gaston Bachelard, que « le monde est beau avant d'être vrai », alors il faut reconnaître que le spectacle offert ce soir par Susanne Kennedy et Markus Selg, (suivi à Bâle en 2022), est une véritable réussite. À condition d'être sensible à la vogue vintage, ses coloris entre l'orange et le rose, ainsi qu'aux motifs de type paisley. Car la beauté plastique de cette fantasmagorie passe d'abord par l'unité des décors recouvrant le sol, les divers panneaux, l'espèce d'arche en forme de roue, le temple, la grotte et jusqu'aux vêtements de la demi-douzaine de performeurs, à la fois comédiens et danseurs. Une unité en perpétuel changement, ce qui fait aussi tout l'attrait d'un événement à vivre comme une expérience : les lumières, les projections de vidéos, les actions, les ambiances…, tout évolue en même temps autour et sur le plateau central, lequel tourne continûment. D'où l'intérêt d'aller voir de plus près ce qui s'y passe…, surtout quand le public massé au centre fait écran pour les spectateurs restés sur les gradins.
Comme dans une tragédie grecque, chaque événement, vécu par des performeurs très mobiles, semble trouver un écho dans le chœur figé sur son escalier, une douzaine de chanteurs. Sinon, un petit effectif regroupant des claviéristes et des soufflants se trouve dans une micro-fosse. André de Ridder conduit tout ce monde avec une aisance et un enthousiasme communicatif. On se demande d'ailleurs comment peut fonctionner aussi bien une représentation aussi éclatée… Un vrai miracle produit par de grands professionnels, entre autres le scénographe Markus Selg et la chorégraphe Ixchel Mendoza Hernández.
Dans son ensemble, la scène représente un désert minéral, et les différentes péripéties sont des rituels d'adoration (notamment dans le temple abritant un crâne de bovidé habillé d'un drap blanc), les gestes d'une vie à réinventer (qui se promène avec un chevreau, qui avec un bidon en plastique), des danses de possession, les errances des performeurs parcourant scène et gradins et les interminables dialogues qu'ils s'échangent et qui ne sont que les monologues d'une humanité réduite à son plus petit dénominateur commun : l'individu : « J'ai essayé de te joindre./As-tu tenté ton numéro ?/Peut-être./Que veux-tu dire ?/Il s'est peut-être passé quelque chose. Tu es exactement comme tous les autres./En attendant je connais bien ce regard et sais exactement ce que tu penses./Je ne comprends pas./J'ai rampé dans le tunnel. »
Plusieurs commentateurs le disent : une grande douceur émane d'Einstein on the Beach. Laquelle atteint le sublime lorsque, à un moment, se taisent des haut-parleurs plutôt tapageurs (ce qui rime mal avec « douceur »…) et que résonne très longuement le solo de l'excellentissime violoniste Diamanda Dramm. Un moment de grâce partagé grâce à un Glass qui n'a pas oublié Bach.
Crédits photographiques : © Ingo Hoehn
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