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Le Ravel en blanc et surtout noir de Philippe Bianconi

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Maurice Ravel (1875-1937) : Jeux d’eau ; Menuet antique ; Pavane pour une Infante défunte ; Sonatine ; Menuet en ut dièse mineur ; Valses nobles et sentimentales ; Sérénade grotesque ; Gaspard de la Nuit ; Menuet sur le nom de Haydn ; A la manière de …Borodine ; A la manière de …Chabrier ; Prélude ; Le Tombeau de Couperin ; Ma mère l’Oye. Philippe Bianconi, piano Steinway D-274, avec la participation de Clément Lefebvre pour Ma Mère l’Oye. 2 CD La Dolce Volta. Enregistrés en la Grande Salle de l’Arsenal de Metz, du 11 au 18 avril 2022. Notice de présentation et interview de l’artiste en français, traduite en anglais et en japonais. Durée totale : 2:23:25

 
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Pour le label La Dolce Volta, revient à l'œuvre pour piano de , trois lustres après une précédente gravure quasi intégrale chez Lyrinx. Il en exacerbe cette fois le côté sombre, solitaire voire tragique.

A vrai dire, cette intégrale n'en est pas tout à fait une…Si l'on retrouve le très bref Menuet en ut dièse mineur M. 42 composé en 1904 entre la Sonatine et les premières esquisses de Gaspard de la Nuit, sont écartées la longuette et peu substantielle Parade de 1896 (éditée seulement en 2008), révélée au disque par Alexandre Tharaud (Harmonia Mundi) et la première rédaction du poème chorégraphique La Valse retenue par exemple par Lortie, Osborne, Van den Eyden pour leurs anthologies. Mais sont retenues – dans le répertoire quatre mains – les cinq pièces brèves de Ma mère l'Oye, dans leur mouture originale à quatre mains et données ici avec beaucoup de poésie retenue, avec le concours de – par ailleurs ravélien patenté. On retrouve aussi avec beaucoup d'à-propos la juvénile Sérénade grotesque, qui par-delà l'hommage appuyé à Chabrier, par la causticité assumée et presque cagneuse de l'interprétation, tend les bras aux pages les plus subversives d'un Satie.

Au fil de l'interview passionnante menée par notre consoeur Jany Campello, précise sa conception actuelle de l'œuvre ravélienne, et le changement de paradigme qui l'a amené à reconsidérer son interprétation. Certes, il y a évidemment cette précision d'horloger presque diaphane, qui mène à la rédaction de « bijoux » (sic), miniatures ciselées ici avec une attention amoureuse et une délicatesse d'orfèvre (les deux à la manière de…, le prélude de 1913, les deux menuets isolés). Mais pour notre interprète, cet univers est, dans sa globalité, bien plus multiple et ambivalent, quoique d'une cohérence souterraine, tout en clairs-obscurs. La pudeur extrême presque distanciée, la poésie de la précision, sont aussi ici l'expression d'une solitude éprouvée et hiératique (notamment au fil des Miroirs, Une barque sur l'Océan vraiment ici menaçante et abyssale, ou un cinglant mi grotesque mi tragique Alborada del gracioso), voire d'un pessimisme presque hautain (le final de la Sonatine, rappelant par son ambiance emportée celui du quatuor à cordes). Elles peuvent aussi exprimer un sentiment angoissé – par exemple, au fil du Tombeau de Couperin, depuis l'énoncé distancié du prélude jusqu'à la Toccata finale, moins triomphale que de coutume, à travers les plis d'une fugue ambiguë savamment menée, les dissonances de la Forlane ou le trio déchirant du menuet. Même le souriant Rigaudon n'est pas sans quelque ténébreuse nostalgie en sa section centrale. Et ailleurs, sous les éclaboussements lumineux des Jeux d'eau, d'une précision digitale superlative et superbement menés dans leur unité de tempi semblent voisiner poésie solaire (l'acmé dynamique des notes aiguës) et creux dépressifs (l'accompagnement dans le grave de l'ultime retour du thème principal).

On l'aura compris, c'est davantage la précision du trait, la rapidité des tempi, les contrastes du dessin et des dynamiques (Oiseaux tristes des Miroirs) qui l'emportent sur la variété des couleurs et des ambiances. Les Valses nobles et sentimentales deviennent, plus qu'un cortège d'humeurs vagabondes, une galerie de portraits quasi cubistes où le long épilogue lent s'égrène avec une rectitude un rien indifférente. Cette réappropriation de l'œuvre ravélienne culmine sans aucun doute avec la vision nocturne presque cauchemardesque « à la manière de Callot » de Gaspard de la Nuit – si l'on lit entre les lignes l'interview, l'œuvre ravélienne préférée de . Son Ondine se veut lyrique (l'énoncé liminaire sous ces cascades d'arpèges) et effusive en son climax. Le Gibet par la puissance de son évocation obsessionnelle et lugubre et par le dégradé délavé des nuances est très proche d'intention des eaux-fortes d'un Odilon Redon, éloigné de tout flou « impressionniste ». Scarbo, enfin, est possédé d'une transe sardonique presque maléfique, rejoignant sans doute par sa noirceur les visions presque dantesques d'un Samson François (Warner) ou d'un Ivo Pogorelich (DGG).

Il convient quand même d'exprimer une assez sérieuse réserve quant à la réalisation technique de cet album. L'on imagine que la conception artistique renouvelée de Philippe Bianconi a fait l'objet d'amples discussions préparatoires entre l'interprète et son directeur artistique et par ailleurs preneur de son François Eckert. La rondeur acoustique globalisante de L'Arsenal à Metz semble avoir été court-circuitée, pour une approche plus intime (Miroirs, Gaspard de la nuit) que « symphonique », dans une perspective plus « salon » que « concert » (Valses nobles et sentimentales, Tombeau de Couperin). Néanmoins la trop grande proximité des micros du coffre même de l'instrument violente et oblitère quelque peu l'approche burinée des pages les plus immédiates (Menuet Antique, Pavane pour une infante défunte) ou exacerbe l'astringence de l'interprétation (finale de la Sonatine). Il est dommage que cette perspective sonore rabotée mène à une certaine saturation de l'espace, même si, on le soupçonne, ces choix esthétiques ont rencontré à certains égards les souhaits de l'artiste.

Voilà une réalisation à la fois subtile et engagée, musicalement passionnante, malgré une prise de son discutable et parfois frustrante, mais à connaitre, ne serait-ce que pour un Gaspard de la Nuit d'anthologie.

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