Intelligence artificielle et poétique sensorielle à l’Archipel de Perpignan
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Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Festival Aujourd’hui Musiques. 14 et 15-XI-2023
14-XI : Le Carré : œuvres de Tristan Murail, Maurice Ravel, Alexandros Markeas, Olivier Messiaen, Lou Harrison, Helena Tulve. Justine Emard, installation visuelle et sonore ; Ensemble TM+. Direction Marc Desmons.
15-XI : La Casa musicale ; Alexander Schubert (né en 1979) : Bleed.SIM (NPC Ritual File) pour un performer, vidéo et dispositif électronique (CM) ; développement réalité virtuelle et scénographie Cristian Anutolu ; Gilbert Nouno (né en 1970) : Sine, pour percussionniste performer, vidéo et dispositif électronique (CM). Philippe Spiesser, percussionniste, performer.
Le studio : Adrien M & Claire B : Dernière minute, installation / expérience immersive.
Fidèle à son approche transdisciplinaire, le festival Aujourd'hui Musiques de Perpignan poursuit son exploration des formes et genres hybrides, affichant une programmation au carrefour des arts sonores et visuels.
La musique « s'installe » avec l'artiste plasticienne Justine Emard et les musiciens de l'ensemble TM+ dans Diffractions, une proposition qui interroge la perception émotive en sollicitant tout à la fois l'écoute et le regard. Six œuvres sont à l'affiche qui vont se succéder dans un flux musical ininterrompu et un déploiement de lumière variant d'autant ses couleurs et son intensité. Dans l'espace du Carré de l'Archipel, les structures de verre soufflé de Justine Emard sont suspendues et distribuées autour des six instrumentistes et de leur chef Marc Desmons plongés dans l'obscurité. Ces sculptures sont activées par un mécanisme robotisé relevant de l'intelligence artificielle, un supraorganism générant lui-même de nouvelles images issues des ombres et reflets projetés durant le concert.
Dans une dominante de bleu, le pianiste Julien Le Pape débute ce « voyage de l'écoute » avec Le Rossignol en amour de Tristan Murail, un bijou écrit il y a peu (2019) par le compositeur qui fait appel aux logiciels d'analyse spectrale pour concevoir ses accords-couleurs et son langage oiseau. Tandis que la lumière réagit aux stimuli sonores, résonne le premier mouvement du Trio de Ravel laissant apprécier la dimension solaire et les couleurs généreuses du violon de Noëmi Schindler tressant ses lignes avec celles du violoncelliste David Simpson. Marc Desmons dirige Oneïron (Rêve) d'Alexandros Markeas, une pièce pour six instrumentistes tout en contrastes dont la seconde période, calme et caressante, dessine ses lignes courbes baignées des résonances du vibraphone de Gianny Pizzolato. Les chants d'oiseaux reviennent sous les doigts de Julien Le Pape avec le Courlis cendré d'Olivier Messiaen, « un grand oiseau au plumage rayé, tacheté de roux jaunâtre et de gris », nous dit le compositeur, qui ajoute ses couleurs à celles de Justine Emard.
L'ambiance est rouge pour Varied Trio de l'Américain Lou Harrison dont le deuxième mouvement restitue l'énergie rythmique du gamelan balinais. Le violon joue en pizzicati tandis que le piano frappé sous le clavier se mue en tambour de bois : autant de signaux captés par le robot Supraorganism pour générer de nouvelles traces lumineuses.
L'installation de Justine Emard est à l'origine d'Emergence II. Sans fond ni rivage, la pièce de la compositrice estonienne Helena Tulve avec laquelle s'achève le voyage. En reprenant l'écho des moteurs dans sa composition, Tulve y intègre la dimension sonore de l'installation. D'un grand raffinement de timbres, la musique évolue dans un espace mouvant traversé d'énergies divergentes et d'échos multiples, brouillant les pistes entre l'audition et la vision : magique et poétique tout à la fois!
Réalité virtuelle et intelligence artificielle
Temps fort du festival Aujourd'hui Musiques, la soirée de création produite par la compagnie Flashback réunit les artistes sonores Alexander Schubert et Gilbert Nouno, deux virtuoses du numérique, ainsi que le percussionniste et performer Philippe Spiesser, seul en scène et vedette de cette soirée. Le spectacle multimédia, issu de résidences menées au sein de Flashback, est accueilli et co-produit par La Casa Musicale de Perpignan, un lieu ouvert de pratiques, de rencontres et de créations artistiques emmené par sa nouvelle directrice Rebecca Bouillou.
Bleed.SIM (NPC Ritual File) est la nouvelle réalisation audiovisuelle de l'Allemand Alexander Schubert, tout à la fois concepteur, compositeur, metteur en scène et rompu au codage informatique, dont on a pu apprécier l'envergure du travail dans le monumental Asterism (plus de trente-cinq heures) au festival Musica 2021 de Strasbourg. La machine reste néanmoins difficile à dompter, récalcitrante en ce début de performance qui est interrompue par deux fois ! Elle met au centre du plateau le percussionniste Philippe Spiesser. Privé de ses baguettes et instruments familiers, il a enfilé une combinaison rose en harmonie avec les couleurs projetées au sol par l'une des caméras. Il fixe sur sa tête un casque VR (réalité virtuelle) qui l'installe dans un décor étrange (celui des jeux vidéos dont s'inspire l'artiste), un monde virtuel dont les images sont reproduites sur l'écran de fond de scène : « Give me access », demande-t-il à son avatar qui va lui dicter ses gestes, entretenant une ambiguïté croissante entre mondes réel et virtuel. Le récit passe par les mots du performer dont la voix robotisée (sous les effets du vocoder et autre synthèse sonore) ne facilite pas la compréhension.
Alexander Schubert investit son objet artistique d'une dimension spirituelle : il est question de nature, de purification passant par des épreuves d'une certaine violence (le spectacle est interdit au moins de 12 ans !), et de rituel initiatique : ainsi l'avatar (réincarnation sur terre de Vishnou au sens originel du mot), toujours doublé par le performer, commence-t-il par ingurgiter une boisson qui le fait vomir (on pense aux effets purgatifs autant qu'hallucinogènes de l'ayahuasca). Muni de deux sabres, il mutile ensuite son corps (le sang qui jaillit est heureusement virtuel) et finit par se trancher la gorge… Le flux sonore est essentiellement électronique, musique d'objets mêlant échantillons instrumentaux, chœur virtuel et sons de synthèse. Le personnage étendu sur le sol se relève et revêt un manteau de cérémonie (les deux costumes sont de Felina Levits) avant d'amorcer une longue marche où il traverse une nature aride : arbres noueux et paysages de blancheurs rappelant parfois les estampes japonaises. Le dialogue entre l'avatar et l'être féminin qui croise son chemin une fois encore nous échappe. Au terme du voyage, la posture de prière à laquelle Philippe Spiesser confère une belle plasticité, renvoie sans ambiguïté au caractère mystico-religieux (Stockhausen demeure) de cette action audiovisuelle qui ne manque pas de nous impressionner.
Des lunettes 3D ont été distribuées à l'entrée de la salle pour la pièce suivante tandis que Philippe Spiesser réinvestit le plateau en habits de concert et lunettes noirs. Le compositeur Gilbert Nouno est à cour, installé devant son outillage technologique, synthétiseur modulaire et autres contrôleurs analogiques que ce chercheur et concepteur multimédia aime utiliser au côté des technologies de pointe. Dans Sine, le percussionniste n'a pas d'instruments à sa portée si ce n'est un petit métallophone qu'il jouera dans les dernières minutes de la pièce. Il n'a pas non plus de capteurs sur les mains mais un réservoir de gestes qu'il a mémorisés et qui suffiront à engendrer la matière sonore, pourvu qu'il reste dans le champ de la cellule lumineuse qui enregistre le mouvement et fait accéder au convertisseur numérique via l'intelligence artificielle.
Tout est donc commandé par les gestes énergétiques du performer, le matériau sonore autant que les images en 3D de la vidéo : elles sont projetées en continu sur le sol et l'écran de fond de scène, flux mouvant de textures et de volumes qui se dessinent et se défont, en lien subtil avec les morphologies sonores induites par la chorégraphie de gestes de l'interprète.
Gilbert Nouno, quant à lui, sculpte le son en direct, jouant notamment avec le synthé modulaire pour dénaturer à l'envi le son du métallophone entendu sous les baguettes du percussionniste. La performance est au cordeau, regardée par un public conquis à travers le filtre coloré des lunettes 3D qui en parfait le champ de vision.
Au studio de l'Archipel, et durant tout le festival, tourne en journée l'installation Dernière minute conçue par les artistes et magiciens du numérique Adrien M & Claire B, une expérience immersive et interactive en noir et blanc, poétique autant que bluffante, à laquelle s'associe la musique d'Olivier Mellano : à voir seul ou en famille, en mode contemplatif ou participatif.
Crédit photographique : © Aujourd'hui Musiques
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Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Festival Aujourd’hui Musiques. 14 et 15-XI-2023
14-XI : Le Carré : œuvres de Tristan Murail, Maurice Ravel, Alexandros Markeas, Olivier Messiaen, Lou Harrison, Helena Tulve. Justine Emard, installation visuelle et sonore ; Ensemble TM+. Direction Marc Desmons.
15-XI : La Casa musicale ; Alexander Schubert (né en 1979) : Bleed.SIM (NPC Ritual File) pour un performer, vidéo et dispositif électronique (CM) ; développement réalité virtuelle et scénographie Cristian Anutolu ; Gilbert Nouno (né en 1970) : Sine, pour percussionniste performer, vidéo et dispositif électronique (CM). Philippe Spiesser, percussionniste, performer.
Le studio : Adrien M & Claire B : Dernière minute, installation / expérience immersive.