Changement de cap pour les Donaueschinger Musiktage
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Donaueschingen. Festival Donaueschinger Musiktage. 20/22-X-2023
20-X :
18h : Kleine Realschulhalle : Die Hochstapler, improvisation collective.
20h : Baarsporthalle ; œuvres de Matana Roberts, Sarah Glojnarić, Clara Iannotta, Éliane Radigue & Carol Robinson; SWR Symphonieorchester ; RAGE Thormbones ; Mattie Barbier et Weston Olencki, trombones ; Clara Iannotta et Chris Swithinbank, électronique ; direction Baldur Brönnimann et Carol Robinson.
21-X :
11h : Donauhallen : œuvres de Elnaz Seyedi & Anja Kampmann ; Iris ter Schiphorts & Felicitas ; ensemble Acolta dirigé par Catherine Larsen-Maguire.
14h30 : Große Realschulhalle : Johanna Bailie ; ensemble Ictus
17h : Donauhallen : Jessie Marino ; ensemble Pinkins ; Experimentalstudio.
20h : Donauhallen : œuvres de Tyshawn Sorey (For Ross Gay), Ingrid Laubrock (Thinking Holes) et Peter Evans (Animations). Ensemble Yarn/Wire
22-X :
11h : Donauhallen : œuvres de Annea Lockwood, Giulia Lorusso, Bakudi Scream et Olga Neuwirth ; Ensemble Yarn/Wire.
20h : Baarsporthalle ; œuvres de Steven Kazuo Takasugi, Younght Pagh-Paan et Francesca Verunelli ; SWR Experimentalstudio ; Roger Admiral, piano ; SWR Symphonieorchester ; direction Ingo Metzmacher.
Avançant le concept de « laboratoire », l'édition 2023 des Donaueschinger Musiktage opère indéniablement un tournant dans l'histoire du festival en offrant un cadre plus flexible aux propositions les plus diversifiées.
Depuis la création du festival en 1921, les Donaueschinger Musiktage (Journées musicales de Donaueschingen) désormais centenaires, n'avaient jamais encore été dirigées par une femme : c'est chose faite aujourd'hui avec la nomination en mars 2022 de Lydia Rilling, ex-dramaturge de la Philharmonie du Luxembourg, qui succède à Björn Gottstein, en poste depuis 2015. La première édition de Lydia Rilling rend lisible le changement de cap à travers une affiche qui met très largement à l'honneur les compositrices : une quinzaine de dames dont certaines d'entre elles sont également performeuses. Elles investissent le plateau et ouvrent plus grand le champ de l'improvisation et du travail collaboratif : deux dimensions qui infiltrent la programmation et bousculent un rien les habitudes d'écoute.
Le concert d'ouverture donne le ton avec cinq compositrices à l'affiche et des œuvres qui, parfois, se dérobent à la notation. La Baarsporthalle est comble et accueille le SWR Symphonieorchester (il est issu de la fusion très contestée en 2016 de l'Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden et Fribourg-en-Brisgau et de l'Orchestre symphonique de la radio de Stuttgart) : partenaire fidèle du festival, engagé dans la création et rompu à toutes les expérimentations, il est placé ce soir sous la baguette de Baldur Brönnimann.
Deux groupes d'instrumentistes sont debout dans les allées latérales pour Elegy for Tyre : « Welcome to the world through my eyes… » de Matana Roberts dénonçant des actes de violence à l'égard de la population noire américaine. Jazzwoman, auteure et compositrice expérimentale américaine, Matana Roberts conçoit une sorte d'improvisation collective, innervée par la batterie et canalisée par les gestes du chef, au cours de laquelle les musiciens donnent de la voix. Les patterns du jazz autant que de la pop sont palpables dans Sugarcoating #4 de la compositrice croate Sara Glojnarić à travers une rythmique musclée et une partie de batterie très offensive.
Where the dark earth bends (« là où la terre sombre se plie ») pour deux trombones, orchestre et électronique de Italienne Clara Iannotta relève de l'œuvre collective dans la mesure où la partie soliste est laissée aux soins des deux interprètes, Mattie Barbier et Weston Olencki (duo RAGE Thormbones). Les trames sonores des deux trombones filtrées par toutes sortes de sourdines et amplifiées texturent l'espace. L'écriture de Iannotta est à dominante bruitiste, faisant appel à de nombreux accessoires (tubes métalliques, cartons, bloc de polystyrène sur lesquels frottent les archets) dans une pièce qui accuse une dimension plastique de l'écriture au dépend d'une trajectoire que l'on peine à discerner.
Elle est la seule compositrice française et la doyenne (71 ans) de cette édition et c'est sans aucun doute la première fois que le nom d'Éliane Radigue figure sur le registre du festival ! Le cycle de ses Occam comptait déjà un opus pour l'orchestre, celui de ONCEIM ; Occam Océan Cinquanta est une œuvres à deux têtes (Radigue et Robinson) conçu pour la SWR et conduit ce soir par Carol Robinson, la plus fidèle des ambassadrices de la musique radiguienne : une expérience d'écoute à laquelle se prêtent l'orchestre (sans partition, rappelons-le) autant que le public allemand, laissant advenir le son et ses infimes vibrations des différents pupitres sollicités par la gestuel expressive de la cheffe ; jamais encore cette musique ne s'était parée de couleurs et de lumières aussi diversifiées et intensément frissonnantes.
Collectifs et performers
Basés en Allemagne (Die Hochstapler, Ascolta, SWR Experimentalstudio) ou venu de Belgique (Ictus) et des USA (Yarn / Wire), divers collectifs à géométrie variable investissent les lieux de concert de la ville – Kleine et Große Realschulhalle ainsi que la luxueuse Donauhallen dotée de trois salles spacieuses – pour des spectacles/performances entre pratique improvisée et support textuel où s'impliquent les compositeurs-trices invités. Les salles sont toujours combles, avec cette participation quasi rituelle d'un public allemand curieux et à l'écoute de la nouveauté.
Die Hochstapler (les imposteurs) est une compagnie de quatre instrumentistes (saxophone, percussion, trompette et contrebasse) qui accueille trois invités, Mat Pogo (voix), Cristina Vetrone (voix et accordéon) et le vocaliste Antje Vowinckel dans This is just to say. Mêlant jazz fusion, improvisation collective et numéros solistes, la proposition haute en couleur balance entre verve populaire, humour décapant et invention sonore et nous tient en haleine durant les 60 minutes de la performance.
Compositrices et écrivaines, Elnaz Seyedi & Anja Kampmann d'une part, Iris ter Schiphorts & Felicitas Hoppe, d'autre part, ont fait converger leur talent au sein de deux propositions cherchant l'alliage possible entre le texte et les instruments, ceux de l'ensemble Ascolta dirigé par Catherine Larsen-Maguire. Si Dunst – als Käme alles zurück (« Brume – comme si tout revenait ») s'en tient à une illustration sonore d'un texte par ailleurs beaucoup trop envahissant, on est davantage séduit et amusé par le théâtre musical de Was wird hier eigentlich gespielt? Doppelbiographie du XXIᵉ siècle (Que se joue-t-il réellement ici ? Double biographie du XXIᵉ siècle), plus inventif et risqué dans la partie littéraire autant que sonore.
La musique est liée à l'image dans le spectacle audiovisuel de Johanna Bailie, une compositrice anglaise née à Londres en 1973. Ainsi le grand écran est-il au centre du plateau et les musiciens de l'ensemble Ictus distribués à cour et à jardin. Au départ, les images sont projetées dans le silence, visions floutées et intrigantes en noir et blanc dont la musique, amplifiée, semble se faire l'écho différé : musique immersive, à fleur d'émotion, comme filtrée par le souvenir et embuée de nostalgie : la pièce est intitulée 1979.
Murder Ballads : volume II. The positive Renforcement Campaign (La campagne de renforcement positif) de l'Américaine Jessie Marino, pour ensemble, chants et tenniswoman obligée (Emilia Dorr) se joue dans la Salle Stravinsky de la Donauhalle. La qualité des voix de l'ensemble féminin basé à Oslo Pinkins (gérant tout à la fois le chant, la percussion et la projection sonore) fait merveille. Au côté de la contrebassiste Inga Margrete Aas, la compositrice joue du violon et chante : l'énergie de la balle, projetée dans les coulisses via les services de la tenniswoman, métaphorise la violence d'une Amérique déshumanisée. La ferveur des voix chantant in fine un requiem n'est pas sans évoquer l'univers de Meredith Monk.
L'ensemble New-yorkais Yarn/Wire en concert
Fondé en 2005, l'ensemble Yarn/Wire réunit deux pianistes et deux percussions, formation emblématique du chef d'œuvre bartokien qui a tenté depuis lors bon nombre de compositeurs. Les quatre musiciens se frottent au jazz dans un premier concert où trois jazzmen/compositeurs sont sur le devant de la scène pour y jouer leur propre composition : le percussionniste Tyshawn Sorey (For Ross Gay), la saxophoniste Ingrid Laubrock (Thinking Holes) et le trompettiste Peter Evans (Animations).
On retrouve les Yarn/Wire le lendemain, en quatuor cette fois, dans la Salle Bartók de la Donauhalle enregistrant, à 11h du matin, la même affluence que la veille au soir. Après Into the Vanishing Point de l'artiste sonore américaine Annea Lockwood, l'Italienne basée en France Giulia Lorusso met l'oreille à l'affut avec Grain/Stream à travers un travail très fin sur la vibration et la diffraction du son : archet sur le waterphone, sélection de percussions métalliques et utilisation du piano-résonance auxquels se fond une partie électronique (la compositrice est aux manettes) qui déploie la dimension spatiale. Davantage que les minimalistes américains, le jeu itératif des deux pianistes semble évoquer Debussy (Mouvement), maître de la couleur et de la résonance.
Après l'énigmatique In My Heart, And Silence, une action sonore avec performer et texte, plus spectaculaire que musical, de Bakudi Scream, Black Dwarf pour deux percussions et deux synthétiseurs d'Olga Neuwirth imprime un geste fort et une complexité rythmique qui laissent sans voix : les deux synthétiseurs sont installés au fond de la salle tandis que les sets de percussions occupent les extrémités de la scène, avec plaques métalliques non accordées, jeu de gongs, toms et grosse caisse : radical et saisissant!
Prix d'orchestre des Donaueschinger Musiktage 2023
Le concert de clôture, dirigé par l'immense Ingo Metzmacher, est filmé et retransmis en direct sur le site de la SWR, comme celui de l'ouverture. Il est joué à guichet fermé dans l'immense Baarsporthalle, un lieu qui fait davantage sonner les œuvres amplifiées ; comme celle du compositeur américain Steven Kazuo Takasugi, Konzert, pour piano, grand orchestre et électronique donnée en création mondiale.
L'œuvre fleuve (49′) est en trois mouvements, chacun subdivisé en parties et sous-parties auxquelles le compositeur donne des titres ; ainsi tisse-t-il une sorte de trame narrative un rien énigmatique, engageant parfois le geste physique voire le souffle des musiciens. L'écriture orchestrale et le rapport instauré entre soliste et tutti sont toujours modifiés, la musique accusant des énergies et dynamiques souvent extrêmes : telle cette entrée en matière électrisante (Un étrange grésillement) entretenant le jeu discontinu et virtuose du pianiste (impérial Roger Admiral) sur la matière hérissée des cordes et le traitement live de l'électronique… ou cet autre « moment » où la trame lisse de l'orchestre monte en puissance sur les notes éparses du piano (Vagues d'assaut). Les dernières minutes entre surgissements bruyants et dépressions silencieuses (Vide) font froid dans le dos!
Deux compositrices sont également à l'affiche du concert de clôture au terme duquel sera remis le Prix d'Orchestre 2023.
De la compositrice coréenne Younghi Pagh-Paan, née en Corée en 1945 et installée en Allemagne depuis 1974, Frau, warum weinst du? Wen suchst du? est une courte page d'orchestre dont le titre cite les paroles de Jésus à Marie Madeleine lors de la résurrection : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? ». Une manière pour la compositrice de s'adresser aux gens qui demandent de l'aide aujourd'hui, les femmes notamment. L'écriture orchestrale est d'une grande finesse où la tension dramatique passe par les longues trames expressives des cordes surlignées par les vents. La présence « en dehors » d'un güiro (percussion de bois crénelé) et des tambours accusent le mouvement dramatique.
Tune and retune II, la nouvelle pièce de Francesca Verunelli très attendue ce soir, a été conçue en deux temps : la première partie est créée en 2018 par l'Orchestre Philharmonique du Luxembourg ; la seconde, retardée par la pandémie, est donnée ce soir en création sous la direction magistrale d'Ingo Metzmacher. Le premier volet repose sur la pulsation obstinée d'un accord donné par un piano légèrement désaccordé sur lequel s'inscrivent les figures en mouvement de l'orchestre : rebonds des archets, profil ondulatoire de la percussion, surgissement provoquant la surprise, une dimension que veut susciter la compositrice. Le piano revient avec les deux harpes en scordatura dans le second volet dominé par le mouvement rotatoire du motif qui se transmet aux différents pupitres de l'orchestre. L'écriture y est toujours cursive et ciselée, portée par un processus qui dicte la trajectoire et fait monter l'intensité du son jusqu'à une fin cut au sommet de la tension et au comble de la surprise !
On ne s'étonne pas, en revanche, que lui soit décerné le Prix d'orchestre de l'édition 2023 des Donaueschinger Musiktage.
Crédit photographique : © Donaueschinger Musiktage
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Donaueschingen. Festival Donaueschinger Musiktage. 20/22-X-2023
20-X :
18h : Kleine Realschulhalle : Die Hochstapler, improvisation collective.
20h : Baarsporthalle ; œuvres de Matana Roberts, Sarah Glojnarić, Clara Iannotta, Éliane Radigue & Carol Robinson; SWR Symphonieorchester ; RAGE Thormbones ; Mattie Barbier et Weston Olencki, trombones ; Clara Iannotta et Chris Swithinbank, électronique ; direction Baldur Brönnimann et Carol Robinson.
21-X :
11h : Donauhallen : œuvres de Elnaz Seyedi & Anja Kampmann ; Iris ter Schiphorts & Felicitas ; ensemble Acolta dirigé par Catherine Larsen-Maguire.
14h30 : Große Realschulhalle : Johanna Bailie ; ensemble Ictus
17h : Donauhallen : Jessie Marino ; ensemble Pinkins ; Experimentalstudio.
20h : Donauhallen : œuvres de Tyshawn Sorey (For Ross Gay), Ingrid Laubrock (Thinking Holes) et Peter Evans (Animations). Ensemble Yarn/Wire
22-X :
11h : Donauhallen : œuvres de Annea Lockwood, Giulia Lorusso, Bakudi Scream et Olga Neuwirth ; Ensemble Yarn/Wire.
20h : Baarsporthalle ; œuvres de Steven Kazuo Takasugi, Younght Pagh-Paan et Francesca Verunelli ; SWR Experimentalstudio ; Roger Admiral, piano ; SWR Symphonieorchester ; direction Ingo Metzmacher.