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La Chaux-de-Fonds. Salle de Musique. 22-X-2023. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Messe en si mineur. Gunta Smirnova, Anna Piroli, sopranos ; Carlos Mena, alto ; Jakob Pilgram, ténor ; Tobias Berndt, basse. La Cetra, direction : Andrea Marcon
La Société de Musique chaudefonnière voit grand, qui ouvre sa 131ème saison avec la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, chef-d'œuvre intemporel, même confronté à la désolante addiction technologique de notre époque.
Tout avait été minutieusement planifié à l'orée du concert retransmis en direct par RTS-Espace 2, jusqu'à la pénible injonction à couper le téléphone portable, ce fil à la patte du monde moderne et pesant compagnon de route jusque dans les salles de spectacle, où tout être humain aspire a priori à s'affranchir des diktats de son quotidien. C'est dans cet état merveilleux qui précède la première note, qu'inconscient de ce qui allait le cueillir après la dernière, l'auditeur avait déjà, pour La Cetra, qui avait pris place sur la scène de la célèbre Salle de Musique, les yeux de Rodrigue pour Chimène.
La Cetra (la lyre), fondée en 1999 autour de musiciens de la Schola Cantorum Basiliensis, dirigé par la fine fleur de la musique baroque (Leonhardt, Savall, Jacobs…), est une phalange « historiquement informée » que son chef actuel (Andrea Marcon depuis 2009) a dotée en 2012 d'un chœur spécifique. L'ensemble se produit aussi bien au concert qu'à l'opéra (Bâle : Médée, Juditha triumphans, King Arthur, La Création ou Aix : Alcina).
Composition au long cours, jamais entendue dans son intégralité par son auteur, la Messe en si mineur, parfois baptisée Hohe Messe, ne s'appelait que Missa en 1733, et ne comportait que deux titres : habile manœuvre de séduction protestante d'un Cantor carriériste qui à Leipzig, rêvait d'un poste dans la très catholique Dresde, Kyrie et Gloria jouaient au « en même temps » entre deux religions. A partir de 1736, suivirent Credo, Sanctus et Agnus Dei. La plus longue messe en musique de l'Histoire, lestée de parodies d'œuvres antérieures qui ne compromirent en rien son extraordinaire unité, fut considérée dès 1817 comme la « plus grande œuvre musicale de tous les temps et de tous les peuples ». Très perméable aux superlatifs du haut de ses 283 ans d'âge, elle inspira jusqu'à la Missa Solemnis de Beethoven.
Dès le portique du Kyrie (une des 13 pièces originales d'une sur les 27 numéros que compte la partition), Andrea Marcon imprime sa marque en douceur (magnifique legato des cordes) et ce serait se méprendre alors que s'inquiéter de l'accroche presque chambriste (26 instrumentistes tout de même) qui s'élève à cet instant dans l'acoustique enveloppante du lieu : le chef de La Cetra construit une architecture dont le Kyrie n'est que fondations. Dans la salle de Musique, il élève, pierre après pierre, sa cathédrale de musique. Une cathédrale dont la flèche sera assurément le Crucifixus, d'une violence inouïe avec ses clous plantés par le tranchant des cordes. Un violon solo très personnel, des bois d'une énergie presque berliozienne, des trompettes virevoltantes, un cor presque serein : 1H55 plus tard, sans entracte autre que deux ré-accords, tout n'aura été qu'orfèvrerie musicale entre recueillement et jubilation (mention spéciale à Philip Tarr, merveille de timbalier dansant).
Vocalement c'est le même enchantement. Les vingt chanteurs de La Cetra ne sont jamais en déficit de virtuosité, d'articulation, d'écoute. Les descentes des basses dans le Sanctus sont magnifiquement présentes. Des choix très pensés ont abouti à une harmonieuse répartition des différents numéros entre choeur et solistes. A ces derniers échoit le fabuleux diptyque Et incarnatus est/Crucifixus, d'une hauteur de vue qui n'est pas loin de suspendre le Temps. Deux sopranos délicates (Gunta Smirnova, Anna Piroli), une basse sans affectation (Tobias Berndt), un ténor gracieux (Jakob Pilgram) et un alto absolument sublime (Carlos Mena) : la Messe est dite.
C'est alors que, dans la foulée de l'Agnus Dei (Carlos Mena, donc, d'une profondeur spirituelle inouïe), du Dona nobis pacem, que l'on ne peut entendre sans penser à l'actualité guerrière du Monde, se produit l'invraisemblable : après qu'Andrea Marcon est parvenu à propulser l'assistance dans une certaine idée de l'empathie humaine, le dernier accord voit sa résonance empêchée par la sonnerie d'un téléphone jouant La Marche de Radetsky ! En terme de message pacifiste, on aura vu mieux… De longues secondes d'un silence tétanisé sont alors nécessaires au chef italien (dont les bras sont restés ballants) pour faire oublier le bruit de bottes venu éclabousser la stratosphère d'une interprétation à la hauteur du chef-d'œuvre. Au terme de cet interminable instant d'éternité, Andrea Marcon semble enfin en mesure d'enclencher le retour sur Terre. Il se retourne alors vers le public (qui a retenu son souffle avec lui) pour faire applaudir d'une ovation debout spontanée le génie inaltérable de la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach.
Crédits photographiques © Islinger / Daniele Caminiti
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La Chaux-de-Fonds. Salle de Musique. 22-X-2023. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Messe en si mineur. Gunta Smirnova, Anna Piroli, sopranos ; Carlos Mena, alto ; Jakob Pilgram, ténor ; Tobias Berndt, basse. La Cetra, direction : Andrea Marcon