Eric-Emmanuel Schmitt écoute la rivale de la Callas

Vous pensiez que la rivale de la Callas était la Tebaldi ? Erreur, c'était la Berlumi !

Etes-vous plutôt Maria Callas ou Carlotta Berlumi ? On pariera sans trop de risque sur la réponse du mélomane d'aujourd'hui, qu'on devine en tous points identique à celle du mélomane d'hier. Aujourd'hui comme hier, la Callas fascine par-delà tout l'imaginaire qu'elle aura engendré : la boulotte muée en top model, l'icône populaire de la presse à sensation, la diva révolutionnaire, la passionaria d'amitiés haut de gamme (Visconti, Pasolini…), la victime d'amours légendaires, la mort en solitaire prématurée, répétée en scène pendant des décennies… Un vernis social qui n'a jamais occulté l'essentiel : un Vissi d'arte, une vie par l'Art et pour l'Art, faite d'exigence et discipline extrême, d'investissement scénique brûlant. Une planète en feu à elle seule dans un monde de l'opéra qui prenait la poussière entre le ronron et la caricature… Les années 50 actent les prémisses d'une double révolution (la Neues Callas de 1953, le Neues Bayreuth de 1951), victorieuse en 1976 (le Ring de Chéreau), qui, un an avant la mort de Maria Kalogeropoulos, transformerait, sans retour en arrière possible, le chanteur en acteur.

C'est bien tout cela qui rend folle de rage Carlotta Berlumi, condensé caricatural de tous les clichés de la diva ombrageuse à l'ancienne, qui voit l'ascension de la « grosse Grecque… myope, mal fagotée, boutonnée, boudinée, flanquée d'un mari sénile » comme le ciel chargé de menaces de sa propre carrière. Pour la redoutable Carlotta, la Callas est tout au plus une « illusionniste », en aucun cas « la plus grande cantatrice du XXe siècle ». Lorsqu'Enzo, jouvenceau initié à l'art lyrique par son grand-père, rencontre la Berlumi lors d'une visite guidée à La Scala, cette dernière ne le lâche plus, intarissable quant aux décennies de rivalités qui auront vu sa prophétie (« La Callas ? Vous verrez : bientôt plus personne ne se souviendra d'elle… ») cruellement invalidée.

Dramaturge, écrivain, réalisateur, mais surtout faiseur d'histoires généralement fêté, Eric-Emmanuel Schmitt ressuscite une époque révolue. La Rivale est un reportage express sur ce temps où la Callas s'invitait aussi à la table du prolétariat. Extrêmement bref, modeste, voire volatile, l'ouvrage, éclairé de vessies et de lanternes, survole une poignée de sujets connexes : les ravages du Temps, les liens étroits entre opéra et homosexualité (on est loin sur ce plan de l'analyse du sujet par Opéra International dans les années 80, et plus encore du récent Anatomie de la folle lyrique de Wayne Koestenbaum) mais surtout ce qui est peut-être son vrai sujet, rendu abordable via le commode alibi Berlumi : l'épineux sujet du style Callas, dont les « trois voix différentes » feraient l'effet d'un ovni dans l'époque du beau chant généralisé d'aujourd'hui.

En 2023, Maria Callas aurait 100 ans : un anniversaire posthume que fête, en sus d'une énième intégrale discographique, le petit cadeau de cette Rivale qui aurait pu prendre le titre d'un roman autrement fouillé d'Eric-Emmanuel Schmitt : La Part de l'autre.