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Avignon. 13-X-2023. Opéra Grand Avignon. Antonín Dvořák (1841-1904): Rusalka, conte lyrique en trois actes sur un livret de Jaroslav Kvapil; mise en scène, costumes et scénographie : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Lumière/ Rick Martin. Vidéo : Pascla Boudet et Timothée Pitoiset. Avec : Misha Didyk, ténor (le Prince); Irina Stopina, soprano (la Princesse étrangère); Ani Yorentz Sargsyan, soprano, Rusalka; Wojtek Smilek, basse (Vodnik, l’Esprit du lac) ; Cornelia Oncioiu, mezzo-soprano (Ježibaba); Fabrice Alibert, baryton (le Garde forestier/la Voix d’un chasseur); Clémence Poussin, soprano (le Garçon de cuisine); Mathilde Lemaire, soprano (Première Nymphe); Marie Kalinine, mezzo-soprano (Deuxième Nymphe); Marie Krall, mezzo-soprano (Troisième Nymphe) ; Ballet de L’Opéra Grand Avignon. Nageuses du Ponter Nat’synchro. Choeur (chef de choeur : Guillaume Rault) et Orchestre National de l’Opéra Grand Avignon, direction musicale ; Benjamin Pionnier
Mutualiser les forces de quatre maisons d'opéra ne suffit pas. Encore faut-il que la démarche s'accompagne d'une ambition esthétique à la hauteur des chefs-d'oeuvre. C'est ce qu'ont bien compris Avignon, Marseille, Toulon et Nice en décidant de s'unir grâce au dispositif « Opéras au Sud ». Après La Dame de Pique confiée à Olivier Py, voici Rusalka entre les mains du Lab des très imaginatifs Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil.
Après Butterfly dans les rues de Limoges, Aschenbach dans celles de Strasbourg, Serse dans un skatepark de Rouen, c'est dans une piscine d'Avignon que les deux complices ont décidé d'immerger la sirène de Dvořák. L'occasion d'une plongée assez virtuose, moyennant quelques aménagements des surtitres, sur ce moment de bascule où une fille doit, veut, va devenir une femme. Un propos clairement explicité à l'orée de l'Acte II par la voix off de l'héroïne confiant ses doutes intimes quant aux injonctions à la féminité réitérées dans la charte du sport dont elle a fait la passion de sa vie d'adolescente : la natation synchronisée. Un univers impitoyable avec ses corps canons, sa grâce à tout prix, et bien sûr ses dégâts collatéraux, comme à chaque fois que les diktats du corps priment sur ceux de l'esprit. Dans un livret qui écrit « devenir un être humain », les Clarac-Deloeuil ont voulu lire « devenir une femme » et faire remonter à la surface les « On ne naît pas femme on le devient » et autres « Sois belle et tais-toi ! » bien familiers des combats pour l'égalité entre les sexes. Une démarche qui ne jure en rien avec l'esprit d'une œuvre qui ne parle que de cela.
Quel lieu plus évocateur d'une sensualité naissante que celui d'une piscine… Sur le plateau, une ambitieuse scénographie pose de guingois le grand bassin carrelé du « majestueux Stade Nautique d'Avignon ». Vidé, il accueillera une piscine d'enfant à boudins, une baignoire d'appartement : autant de refuges aquatiques pour l'ondine mutante après son coup de foudre pour un Prince, revu par les Clarac-Deleuil en bellâtre des plongeoirs. L'action se déroule sur deux niveaux : en bas, le fond de la piscine où une héroïne aux faux airs d'Isabelle Adjani traîne sa nageoire marine comme une peau morte ; en haut, ses abords plantés des longs fûts d'une forêt abritant la boîte aux merveilles vidéographiques, astiquée par une Ježibaba revue en technicienne de surface aux mille pouvoirs (gonflé, mais pourquoi pas, la chose ayant déjà été brillamment prouvée par la Jeanne d'Arc au bûcher de Castellucci), personnage que l'on perçoit déjà à l'œuvre dès l'entrée dans la salle derrière la surface verticale de l'onde qui ondule sur un immatériel tulle d'avant-scène. Pour faire avaler la couleuvre de leur concept, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil utilisent avec un tact esthétique indéniable l'envoûtement d'une vidéo capable d'estomper les frontières entre horizontalité et verticalité, et de faire ainsi passer imperceptiblement le spectateur des «berges boueuses d'un étang du Médoc » à ce bassin sportif. De la nature à l'artefact. Comme son héroïne, la piscine immaculée sera progressivement dégradée: ses carreaux se décolleront à vue, ou seront soulevés de même par une végétation qui reprend ses droits. Assurée de surcroît par un jeu d'orgues qui ne connaît quasiment pas le repos, la magie du conte est sauve. Ne manque qu'une image finale marquante, comme un Tobias Kratzer sait actuellement si bien le faire, pour inscrire encore plus durablement dans la mémoire cette très intelligente relecture de l'avant-dernier opéra de Dvořák par Le Lab.
Sans forcément égaler les grands titulaires du passé et du présent, la distribution, de grande qualité, arbore une belle unité d'ensemble et une formidable puissance de conviction. C'est plutôt du côté de la fosse que l'on trouvera matière à quelques frustrations. L'Orchestre national Avignon-Provence, dirigé par Benjamin Pionnier, un peu sec au début, un peu avare de sonorités tchèques, avec des cors à dompter, gagne progressivement ses galons bohémiens avec cette Rusalka, qui l'eût parié, plus rassembleuse que Le Chevalier à la rose donné à l'Opéra Grand Avignon un an plus tôt. Ani Yorentz Sargsyan impose avec un lyrisme brûlant son Adjani-Rusalka en queue marine, coachée par un Esprit des eaux, à qui on a fait la tête de Philippe Lucas, l'entraîneur de Laure Manaudou. Dès que Cornelia Oncioiu ouvre la bouche, on oublie le balai, le seau et l'éponge qu'elle promène, sa Ježibaba alliant l'autorité et l'humanité que la mise en scène lui demande. La princesse étrangère d'Irina Stopina est l'autre figure ardente du trio de tête féminin. Misha Didyk, dans le rôle ingrat du Prince (lui échoit scéniquement une redoutable scène de viol chargée d'ouvrir les yeux de Rusalka sur ce que peut dissimuler le syndrome du Prince Charmant), n'est pas loin de montrer jusqu'au bout une endurance à la Siegfried. Sonore, bien en place, Wojtek Smilek ne démérite pas, Vodnik plein d'empathie. Les trois nymphes (Mathilde Lemaire, Marie Kalinine, Marie Karall) sont gracieusement caractérisées. Le Garde forestier de Fabrice Alibert (qui assume également l'épisodique rôle du Chasseur), le Garçon de cuisine de Clémence Poussin sont au diapason, comme le chœur, dont les interventions en coulisses sont parfaitement spatialisées. On ne saurait passer sous silence la présence de quelques vraies Esther Williams folles de nage synchronisée dont les chorégraphies aquatiques filmées illustrent le Ballet du deuxième acte.
Nouvelle et indéniable réussite esthétique (prolongée avec des saluts faisant la pleine lumière sur la sophistication de ses costumes), la Rusalka du Lab fraiera bientôt le long des côtes de l'Atlantique jusqu'à Bordeaux avant de gagner celles de la Méditerranée : une immersion que l'on recommande aussi bien aux amateurs de chant des sirènes lyriques qu'à ceux qui rechignent encore au grand plongeon dans le monde merveilleux de l'opéra.
Crédits photographiques © Mickaël & Cédric Studio Delestrade Avignon
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Avignon. 13-X-2023. Opéra Grand Avignon. Antonín Dvořák (1841-1904): Rusalka, conte lyrique en trois actes sur un livret de Jaroslav Kvapil; mise en scène, costumes et scénographie : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Lumière/ Rick Martin. Vidéo : Pascla Boudet et Timothée Pitoiset. Avec : Misha Didyk, ténor (le Prince); Irina Stopina, soprano (la Princesse étrangère); Ani Yorentz Sargsyan, soprano, Rusalka; Wojtek Smilek, basse (Vodnik, l’Esprit du lac) ; Cornelia Oncioiu, mezzo-soprano (Ježibaba); Fabrice Alibert, baryton (le Garde forestier/la Voix d’un chasseur); Clémence Poussin, soprano (le Garçon de cuisine); Mathilde Lemaire, soprano (Première Nymphe); Marie Kalinine, mezzo-soprano (Deuxième Nymphe); Marie Krall, mezzo-soprano (Troisième Nymphe) ; Ballet de L’Opéra Grand Avignon. Nageuses du Ponter Nat’synchro. Choeur (chef de choeur : Guillaume Rault) et Orchestre National de l’Opéra Grand Avignon, direction musicale ; Benjamin Pionnier