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Joseph Lauber, ou l’invention de la symphonie helvétique

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Comment se positionner entre le discours national et les dimensions d'une musique universelle ? Notre compositeur est né en 1864, l'année d'avant le Tristan de Wagner : son fameux « accord » serait-il un point-de-non-retour pour le futur ?  va trouver sa voie au confluent des courants allemands et français à l'issue du XIXe siècle.

Originaire de la région lucernoise, grandit à Neuchâtel où Philipp Suchard, chocolatier et mécène, lui découvre un talent musical hors norme. C'est grâce à lui que le jeune homme de 17 ans sera admis au Conservatoire de Zurich où il se fait initier aux multiples disciplines, jouissant de la faveur de Friedrich Hegar qui lui cède à l'occasion la baguette devant l'orchestre de la Tonhalle (où Brahms vient jouer son deuxième concerto pendant ces jours-là). A 19 ans, Lauber se retrouve à Munich sous la tutelle d'un maître de la musique sacrée : Josef Rheinberger. Afin de parfaire sa formation pianistique et celle de la composition, il « monte » à Paris pour y suivre des cours chez Ambroise Thomas et Jules Massenet. L'influence de la musique française purifiée de de l'impact wagnérien (après la défaite de 1871) se fera sentir encore dans les œuvres tardives de Lauber.

De retour en Suisse, Lauber, marié et père de deux enfants, s'installe à Zurich pour diriger une classe de virtuosité au conservatoire durant trois ans, avant de s'établir définitivement à Genève en 1901 où il donnera des cours de composition pendant 50 ans. Le jeune Frank Martin suivra son enseignement privé pendant six ans, pour confesser plus tard qu'il « doit tout » à son maître Lauber (non sans mentionner le soin calligraphique dans les partitions). Mort en 1952, est inhumé dans la région neuchâteloise.

Comme compositeur Lauber a l'air d'un attardé. Il va vers la trentaine lorsque son opus 1 voit le jour. Son œuvre de plus de 300 compositions repose essentiellement sur trois piliers : la tradition purement romantique ; le post-romantisme allemand du genre R. Strauss ; et la musique française depuis Gabriel Fauré jusqu'à l'impressionnisme debussyste.

Sur le plan thématique, Lauber est profondément imprégné des traditions de son pays, de son histoire, de ses paysages montagneux, de sa musique… Si bien que dans ses premières compositions, il reste confiné dans le patrimoine helvétique (voir ses pièces pour piano et ses chants populaires). A 31 ans, cependant, il s'attaque aux grandes dimensions : les partitions des deux premières symphonies de 1895 abondent en références romantiques, y compris les clins d'œil vers Bruckner (les pulsations puissantes des cuivres soutenus par l'ample sound des cordes dans les profondeurs) ou vers Dvorak (les cantilènes nostalgiques confiées aux bois planant au-dessus de rumeurs retenues). Et le côté helvétique ? La montagne se manifeste d'emblée dans les premières mesures de la Première symphonie où une espèce de « hallali » figure le cor des alpes et son écho lointain (par les clarinettes) dans l'univers des falaises :

Ces premières grandes œuvres nous révèlent le maître de l'orchestration,  résultat de ses « années d'apprentissage » à Zurich, Munich et Paris. Entre les tuttis à l'allure dramatique et les unissons hallucinants, la partition fait ressortir les dialogues pleins de raffinement entre les registres, sans parler de la façon de mettre en valeur l'âme de chaque instrument. Sa prédilection pour les bois se traduit d'ailleurs par le grand nombre de compositions pour flûte, hautbois, clarinette ou basson.

Les alpes suisses vont rester un point de référence tout au long de la vie du musicien. Comme Edvard Grieg dans son refuge de Troldhaugen face à la mer d'où sa musique respire la Norvège autochtone, Joseph Lauber, montagnard incorruptible, se retire dans les alpes vaudoises au-dessus de Bex (Les Plans sur Bex) pour s'adonner comme « plein-airiste » à la composition face aux rochers tout proches, moyennant une table pliante emportée sur les escarpements : un Cézanne de la musique. Ce décor grandiose va se répercuter dans des œuvres comme Chant Suisse de 1897 ou Hymne Suisse de 1905 où le chœur chante, le torse bombé, ces paroles patriotiques dignes d'une carte postale : « Tes Alpes sont nos citadelles / tes lacs bleus sont nos boucliers / et nos âmes, veilleurs fidèles… cernent tes bords hospitaliers… Ô ma Suisse au cœur maternel… que sur toi se pose l'œil de Dieu ! »

Et la veine helvétique de culminer dans sa Suite Symphonique « Die Alpen » de 1896, une œuvre en partie ampoulée, mais filigrane par d'autres éléments (Lauber devance ici de quelques années la fameuse Symphonie des Alpes de Strauss). Les sous-titres de la suite ne manqueront pas d'éclairer le dernier des non-initiés sur les intentions de l'œuvre : 1. Nostalgie de la montagne – 2. Danse alpestre – 3. Un jour d'été dans la haute-montagne. Pour éviter de donner dans du folklore, Lauber met en œuvre toutes les ressources de l'orchestre symphonique tout en laissant filtrer une fois de plus des éléments de la musique alpine, comme le cor des alpes (Brahms no. 1 oblige !), ici par les cors et leur écho par les trombones en sourdine :

La Danse alpestre à trois temps évoque les fêtes sur les alpages où les sabots piétinent une estrade en bois sur le rythme d'un trio folklorique (traditionnellement la clarinette, l'accordéon et la contrebasse). Dans le troisième mouvement, le tableau souligne l'immensité de l'univers alpin, le silence dans ces hauteurs et l'émotion qui se saisit de l'alpiniste arrivé sur la cime (non sans glisser en catimini la mélodie de l'hymne national suisse !).

L'héritage romantique de Lauber ne se limite pas à ces épanchements symphoniques. Comme pianiste virtuose, il attribue au piano un rôle dominateur dans ses premières œuvres, soit dans la Première sonate pour violon et piano qui, dans les mouvements rapides, la puissance des accords martelés et le déferlement de gammes, peuvent évoquer Brahms ou Mendelssohn. De même, dans le Quatuor op. 8 avec piano, où les arpèges de triples croches et la densité des accords qui pleuvent sur le clavier sont comme issues d'un engin de propulsion. Quant à la dimension méditative, voire romantisante, Lauber a laissé aux violoncellistes des pièces comme ces deux Légendes, des chants langoureux qui ne manqueront pas de ravir un public féminin (sans pour autant égaliser la qualité du fameux « andante cantabile » de Tchaïkovsky) et on y diagnostiquerait plutôt du Offenbach :

Lauber, compositeur infatigable, ne reste pas calfeutré dans son chalet alpin. Comme professeur au Conservatoire de Genève et directeur de l'orchestre de l'opéra, il vit dans un paramètre de musique contemporaine dont Ernest Ansermet est le centre de gravité. Loin de se hasarder sur les voix de la « modernité » comme par exemple Stravinsky qui circule actuellement dans ces parages, il se positionne plutôt du côté des impressionnistes, sinon des prophètes de la réduction comme Auriac ou Satie, ces courants d'après Fauré- Franck.

Le style de son œuvre pianistique remonte à plusieurs époques, à commencer par les Six Caprices de 1923 ou l'incipit du no. 1 à 2 à deux voix ressemble aux inventions de Bach :

La partie Andantino a d'autre part l'air d'une barcarole à la Mendelssohn :

D'autre part, l'amour de Lauber pour la rigueur en matière de contrepoint se traduit dans des fugues comme celle dans Passiflores de 1906 :

Les Quatre danses médiévales de 1928 pour flûte et harpe laissent filtrer du Fauré ou du Ravel, une musique transparente aux accents impressionnistes. Dans ces danses, les voltiges de la flûte (par exemple dans Rigaudon) sont portées par les perles de la harpe pour faire éclater la luminosité, et les quatre flûtes dans Visions de Corse (1929) mettent en valeur la sérénité de l'univers méditerranéen. Dans Méditation, la première voix au-dessus d'harmonies juxtaposées nous conduit dans des sphères célestes :

Mais le vrai potentiel de cet instrument sera mis en valeur dans la  Grande Sonate  de 1937 où, dans Patetico, les lignes étendues dans les aigus de la flûte sont suivies par un piano aux arpèges et aux harmonies fortement inscrites dans la musique française. La Pastorale nous emmène dans un paysage collineux à l'horizon lointain, une simple chanson enfantine au mode majeur, n'étaient pas les harmonies insolites introduite en fraude.

Joseph Lauber vient d'être découvert depuis peu d'années, avant tout grâce à l'enregistrement de ses six symphonies par l'orchestre symphonique de Bienne-Soleure sous la baguette de Kaspar Zehnder, à partir des notes manuscrites conservées dans la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne (BCU).

Une partie des œuvres de chambre est aujourd'hui accessible, certaines dans de très belles éditions à la maquette de l'Art Nouveau, mais la majorité repose toujours dans les cartons, un opus qui embrasse toutes les formations, même des curiosités comme les compositions pour contrebasse ou pour basson. La musique pour chœur et les Lieder représentent environ un tiers de ses œuvres, sa musique de chambre un autre tiers. Mais ce sont ses symphonies qui définissent Lauber comme représentant d'une musique essentiellement helvétique, une musique issue de l'univers alpin vaudois.

Sources

MATTHEY J.-L. et M. Rey-Lanini, Joseph Lauber (1864-1952), Catalogue des Œuvres, Lausanne 1991

A consulter, le catalogue de la Phonothèque Nationale Suisse aux innombrables références (disques, enregistrements radiophoniques, bibliographie, etc.)

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