La transcription dans tous ses états, en clôture du Festival Musiq3 Brabant wallon
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Festival Musiq-3 Brabant wallon.
6-X-2023. Lasne. Salle Le Rideau rouge. Franz Liszt (1811-1886) : les deux ballades S.170 et171; Beatrice Berrut (née en 1985) : Untold tales : » Caring Stepmother », » Bipolar Mermaid », » She didn’t wait for his kiss to wake up » ; Arnold Schoenberg (1874-1951) : Verklarte Nacht op. 4, arrangement-paraphrase pour piano de Beatrice Berrut. Beatrice Berrut, piano
7-X-2023. Thorembais-les-Béguines. Ferme de la petite Cense. João Barradas (né en 1992) : New cycle pour accordéon et clavecin. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg, BWV 988, version partagée entre clavecin et accordéon. João Barradas, accordéon ; Justin Taylor, clavecin
8-X-2023 : Wavre, Espace Columban. Claude debussy (1862-1918) : prélude à l’après-midi d’un faune, transcription de Maurice Ravel ; Maurice Ravel (1875-1937) ; La Valse, poème chorégraphique, transcription de Lucien Garban ; Fazil Say (né en 1970) : Night. Xilema Duo, piano à quatre mains
Félix Mendelssohn (1809-1847) : la première Nuit de Walpurgis op. 60, arrangement de Florian Noack ; Franz Liszt (1811-1886) : douze études d’exécution transcendantes s.139, extraits. Sergei Lyapounov (1859-1924) : douze études d’exécution transcendante op. 11, extraits. Johann Strauss (1825-1899) : arrangement de diverses valses par Florian Noack ; George Gershwin (1898-1937) : What causes that, arrangement Florian Noack ; The Sherman Brothers : I wanna be like you, arrangement Florian Noack. Florian Noack, piano
Le Festival Musiq3 Brabant wallon, en coproduction avec la fédération des festivals de Wallonie, a proposé des rencontres parfois inattendues, laissant aux artistes libre cours à leur imagination, pour une programmation fertile en découvertes.
Beatrice Berrut, artiste protéiforme
La salle chaleureuse du Rideau Rouge de Lasne, espace d'ordinaire plutôt dévolu au jazz, accueille la pianiste Beatrice Berrut, artiste associée 2023 des festivals de Wallonie ; l'occasion de brosser un portrait musical complet de l'artiste, précédé d'ailleurs d'une courte rencontre-interview : elle y évoque sa fascination pour la Nature (des montagnes au cosmos), ses collaborations plus inattendues avec le patineur Stéphane Lambiel, ou son intérêt pour le groupe de rock Muse ! Seront donc réunies trois de ses multiples facettes au gré d'une programmation in fine très littéraire : l'interprète lisztienne, la compositrice et la transcriptrice passionnée par la culture germanique et par le Jugendstil musical autrichien.
Avec un sens détaillé de la narration, Beatrice Berrut égrène préalablement les deux ballades de Liszt. Si elle sauve ce qui peut l'être de la première, « le chant du Croisé » (un peu courte d'idées et assez systématique d'oppositions discursives), elle hisse la seconde (inspirée de la Lénore de Bürger) au rang des œuvres majeures du romantisme noir par une technique sans faille, par une sonorité de rêve, tantôt puissamment timbrée, tantôt immatérielle de recueillement, ou encore par une science éprouvée des plans sonores. Le tout est guidé par une très fine conduite psychologique du récit et par une conception solidement architecturée, notamment grâce à une ordonnance idéale des tempi. Le monde d'aujourd'hui laisse place enfin à une juste émancipation féminine et à une réinterprétation des contes et légendes sous une approche moins « machiste », plus féminine. Beatrice Berrut livre ses trois Untold tales, des « récits non racontés », librement néo-tonaux… Certes, nous nous garderons de crier au chef d'œuvre, mais voilà trois agréables pièces, bien pensées dans leur virtuosité pour l'instrument, très cinématographiques dans leur langage comme dans leur description (la Belle-mère attentionnée), avec cette succession d'ambiances tantôt ironiquement iconoclastes (la Sirène bipolaire), ou fièrement libertaires (« elle n'a pas attendu son baiser pour se réveiller »). Mais c'est incontestablement avec la paraphrase de la Nuit Transfigurée d'Arnold Schoenberg réalisée par elle-même (avec la bénédiction de Larry, le dernier des fils du compositeur, récemment disparu), que Beatrice Berrut touche définitivement au sublime. Tout en respectant intégralement le défilement de la partition originale pour sextuor à cordes, elle en magnifie la portée instrumentale par une brillante adaptation à toute l'étendue du clavier, dans le souvenir des grandes pages de la littérature romantique. L'évocation du beau poème inspirateur de Richard Dehmel se place ici dans le sillage de la (très) grande forme lisztienne : impossible de ne pas penser au trajet parfois analogue de la Sonate en si mineur du compositeur hongrois. Notre interprète s'y livre corps et âme, avec une passion dévorante doublée une fois de plus d'un remarquable sens de la sonorité aussi diamantine que puissamment symphonique. En bis, voici deux autres « auto-transcriptions » de dimension plus modestes : à l'adaptation assez austère du largo e spiccato du Concerto n° 11 opus 3 de Vivaldi – déjà repensé pour le seul orgue par J. S. Bach, le BWV 596 – répond en clin d'œil final, celle plus inattendue du Higitus Figitus des Sherman Brothers pour le Merlin l'Enchanteur de Walt Disney, irrésistible d'humour et de verve sous son ornementation profuse et déjantée !
Les variations Goldberg, un rendez-vous manqué entre Justin Taylor et João Barradas
Comme l'an dernier, la ferme de la petite Cense de Thorembais-les-Béguines est le théâtre d'une rencontre imprévue entre divers mondes musicaux et sonores autour d‘un projet consensuel. Mais cette fois, contrairement au projet mené tambour battant l'an dernier par la soprano Céline Scheen, la réussite n'est guère au rendez-vous. Nous attendions beaucoup, voire peut-être trop, de cette joute amicale entre le prodigieux jeune claveciniste Justin Taylor et l'accordéoniste, certes doué, mais ce soir assez terne et inconstant, João Barradas autour des variations Goldberg de Johann Sebastian Bach.
On ne compte plus les arrangements dans diverses redistributions instrumentales de cette œuvre-phare. Mais ce soir, il s'agit plutôt d'une confrontation et parfois d'une assez maladroite fusion entre deux conceptions trop différentes du même texte pour que le résultat global soit totalement crédible. Cette approche mixte, entre l'instrument auquel l'œuvre est dédiée (et livrée sur une superbe copie d'après un Christian Zell) et un autre de conception antinomique et d'invention bien plus tardive, semble plus dictée par la programmation « utopiste » des organisateurs, que pensée dans le cadre d'un commun travail de fond totalement accompli.
Ainsi, déjà lors de l'Aria liminaire les deux instrumentistes se partagent l'énoncé des deux périodes du thème, et, d'emblée, saute aux oreilles le hiatus complet voire l'incompatibilité foncière entre la très fine articulation et l'ornementation historiquement informée que lui confère Justin Taylor, et le legato, le souffle unitaire que l'accordéoniste y injecte par le truchement de son instrument. Au fil des variations les plus rapides ou les plus virtuoses, les vitesses d'exécution, les accents, les ornements, les phrasés apparaissent fatalement par trop divergentes. Le résultat semble ailleurs encore plus curieux lors de certaines variations livrées à l'unisson – parfois très relatif vu le tempérament du clavecin éloigné de tout diatonisme pur – par les deux instruments, avec l'illusion d'un hybride surnaturel fait à la fois de vent et de cordes. Ce sont finalement, dans cette distribution en duo, les passages où João Barradas s'empare des deux voix de dessus et où Justin Taylor en parfait chambriste-continuiste, très attentif à la moindre inflexion de son partenaire, « tricote » la ligne de basse de la seule main gauche, qui convainquent le plus.
Le discours reprend une allure bien plus naturelle dès qu'il n'est pas envisagé dans cette perspective dialogique. Julien Taylor, dans la foulée d'un remarquable récital donné il y a quelques jours en la Maison de la radio à Paris, fait préluder l'énoncé du thème d'un court prélude arpégé sur la basse même de l'aria et s'avère d'une incroyable malléabilité ou variété d'expressions, et d'une incomparable dextérité. Nous serons plus réservés quant à João Barradas, parfois brouillon dans les passages les plus virtuoses ou calibrant mal le souffle de l'instrument au fil des tirés-poussés notamment lors de la pathétique variation XXV en mode mineur. Sa composition réalisée pour l'occasion New Cycle, donnée en création et en prologue, conçue pour le même duo accordéon-clavecin, nous semble bien longuette et erratique tant par son harmonie bizarroïde que par son évocation bancale d'un lointain souvenir de choral luthérien harmonisé. En bis, la variations XVII est redonnée par les deux complices d'un soir, mais cette fois dans une autre « distribution » des rôles, un peu comme si ce travail, peut-être sans lendemain, était une œuvre en devenir.
En clôture, à Wavre, le prometteur Xilema Duo et un Florian Noack très inspiré
Le concert de clôture, en l'espace Columban de Wavre, propose d'autres aspects de l'utopie de la transcription. Comme à l'habitude, il propose en première partie la prestation d'un des groupes lauréats du concours Génération classique. Le duo de pianistes (dans la formule à quatre mains) Xilema, second lauréat, formé voici un lustre, est constitué de la Roumaine Silvia Cernea et de l'Iranienne Nazanin Yalda, toutes deux diplômées du Conservatoire de Bruxelles dans la classe d'Éliane Reyes et guidées dans leur itinéraire chambriste par Mühiddin Dürruöglü. Leur prestation va crescendo, juste peut-être un peu timide d'option malgré un beau sens de la couleur, en rapport constant avec l'original, dans la transcription par Ravel du Prélude à l'après-Midi d'un faune de Debussy. Plus convaincante est l'irrépressible progression dramatique, quasi organique, jusqu'à l'éclatement apocalyptique final de La Valse de Maurice Ravel, dans la version de Lucien Garban. Mais c'est dans le fulgurant Night de Fazil Say que nos interprètes, au jeu en totale adéquation avec l'œuvre, font la plus grande sensation. Composé pour les incomparables frères Jussen, il s'agit d'un fantomatique et endiablé rondo nocturne, réappropriation d'un folklore imaginaire turc sis en marge d'un héritage très bartokien – hormis quelques effets sonores nourris par le jeu à l'intérieur du coffre (résonance de cordes bloquée, glissandi sur la lyre). Totalement libéré de la partition, le duo Xilema en donne une version fulgurante, très engagée et presque oppressante par sa frénésie rythmique et sa pulsation de base assénée de manière quasi obsessionnelle.
En seconde partie, Florian Noack sans doute l'un des pianistes les plus passionnants de sa génération, propose un récital idéalement complémentaire de celui de Beatrice Berrut. Il y a bien sûr cet intérêt commun aux deux artistes pour la paraphrase. Mais si la musicienne valaisanne suivait à la lettre le cours de la Nuit Transfigurée, le virtuose belge impose un parcours « digest » à la vaste cantate La première nuit de Walpurgis de Mendelssohn : c'est une grande réussite par l'enchainement naturel des extraits choisis et par la puissance réellement symphonique de l'écriture pianistique. L'esprit de l'œuvre (une cantate sur un texte de Goethe) évoquant la pérennité de l'Esprit païen malgré les persécutions de l'Église, est totalement respecté avec ce souffle épique et cette dimension lyrique assez unique dans toute l'œuvre de l'heureux Félix, tordant ainsi le cou à la légende d'un compositeur preste et facile, d'un miniaturiste élégant et pittoresque (ah! les Romances sans paroles), ou d'un pianiste virtuose un peu trop bavard ou trop sérieux contrapuntiste.
Plutôt que les seuls sortilèges du récit et de la musique à programme, Florian Noack a choisi chez Liszt le virtuose visionnaire des douze Études d'exécution transcendante, dont il maîtrise et dépasse le seul aspect purement technique pour en livrer au-delà des notes, toute la sève poétique : il en choisit les trois dernières, jouées dans l'ordre inverse de la publication et alternées avec deux études éponymes de Sergei Lyapounov (un répertoire dont il s'est fait une spécialité), très épurées dans leur diction altière (Berceuse et Ronde des Sylphes). De Liszt, donc, sont retenues l'étude Chasse-Neige qui, au-delà de ses terrifiants chausse-trappe digitaux, prend ce soir une dimension noire et tragique, les très habitées Harmonies du Soir ferventes et quasi religieuses dans leur section centrale, et enfin la dixième Allegro agitato (ou appassionata), parfaitement maîtrisée dans ses si difficiles déplacements latéraux, et rendue avec acuité dans toute l'étendue de son éloquence rhétorique durant la section finale.
Pour conclure, Florian Noack offre trois autres de ses paraphrases récentes, bientôt fixées sur un nouveau disque : autant de coups de chapeau aux maîtres du genre. Sa Sélection de valses (parmi les moins connues !) de Johann Strauss rappelle, en plus bref et moins disert, les adaptations d'un Schulz-Evler ou d'un Godowski, là où le What causes that de Gershwin ainsi revu et corrigé tend la main à l'illustre Earl Wild. Enfin, autre point commun avec le récital de Beatrice Berrut, nous retrouvons Walt Disney et les Sherman Brothers, mais cette fois pour I Wanna be like you, la célèbre pochade chantée par King Louis (Prima) au cours du Livre de la Jungle et dégainé ce soir avec la nonchalance délurée d'un émule de Fats Waller. En bis, Florian Noack offre une ultime transcription : celle du célébrissime prélude à l'Acte II du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, sorte d'image sublimée, par la pureté des couleurs et l'élégance des lignes, d'immatérielles ballerines : un bien beau final pour un très sympathique festival.
Crédits photographiques : Béatrice Berrut © DR ; Niels Ackerman ; Joao Barrada/Justin Taylor © Marianne Harlé/Julien Benhamou ; Xilema Duo © Leslie Artamonow ; Florian Noack © Festoval Musiq3 RTBF
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Festival Musiq-3 Brabant wallon.
6-X-2023. Lasne. Salle Le Rideau rouge. Franz Liszt (1811-1886) : les deux ballades S.170 et171; Beatrice Berrut (née en 1985) : Untold tales : » Caring Stepmother », » Bipolar Mermaid », » She didn’t wait for his kiss to wake up » ; Arnold Schoenberg (1874-1951) : Verklarte Nacht op. 4, arrangement-paraphrase pour piano de Beatrice Berrut. Beatrice Berrut, piano
7-X-2023. Thorembais-les-Béguines. Ferme de la petite Cense. João Barradas (né en 1992) : New cycle pour accordéon et clavecin. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg, BWV 988, version partagée entre clavecin et accordéon. João Barradas, accordéon ; Justin Taylor, clavecin
8-X-2023 : Wavre, Espace Columban. Claude debussy (1862-1918) : prélude à l’après-midi d’un faune, transcription de Maurice Ravel ; Maurice Ravel (1875-1937) ; La Valse, poème chorégraphique, transcription de Lucien Garban ; Fazil Say (né en 1970) : Night. Xilema Duo, piano à quatre mains
Félix Mendelssohn (1809-1847) : la première Nuit de Walpurgis op. 60, arrangement de Florian Noack ; Franz Liszt (1811-1886) : douze études d’exécution transcendantes s.139, extraits. Sergei Lyapounov (1859-1924) : douze études d’exécution transcendante op. 11, extraits. Johann Strauss (1825-1899) : arrangement de diverses valses par Florian Noack ; George Gershwin (1898-1937) : What causes that, arrangement Florian Noack ; The Sherman Brothers : I wanna be like you, arrangement Florian Noack. Florian Noack, piano