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Un week-end symphonique à Bruxelles : entre héroïsme et résurrection

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Bruxelles. Flagey-Studio 4. 30-IX-2023. Richard Strauss (1864-1949) : Don Juan, poème symphonique opus 20 : sérénade pour treize instruments à vent, en mi bémol majeur, opus 7; Ein Heldenleben, poème symphonique opus 40. Henry Raudalès, violon solo, Brussels Philharmonic, direction : Kasushi Ono. Conception sons et lumières : Fanny Gilbert-Collet

Bruxelles. Bozar. Salle Henri Le Boeuf. 1-X-2023. Gustav Mahler (1860-1949) : Symphnoie n°2, en ut mineur, « Résurrection ». Ilse Eerens, soprano ; Nora Gubitesch, alto, Chœurs de la Monnaie, Vlaams Radiokoor, La Monnaie Chorus Academy, préparés par Emmanuel Trenque. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Alain Altinoglu

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Le temps d'un week-end, le Brussels philharmonic et l'Orchestre symphonique de la Monnaie, dirigés respectivement par et , abordent complémentairement le répertoire symphonique postromantique austro-allemand.

Malgré un contexte de potentielle rivalité, une solide amitié liait et , quasi exacts contemporains, et tous deux compositeurs à la virtuosité d'écriture et à la pensée symphonique dûment affinées par la praxis acquise au pupitre de chef d'orchestre. Ces deux concerts à moins de 24 heures d'intervalle nous rappellent toutefois les patentes divergences esthétiques et « métamusicales » entre les univers de ces deux maîtres.

, idéal héros straussien

Au fil de ses divers poèmes symphoniques, affine un portrait musical de l'Übermensch (le « Surhomme ») nietzschéen à la psyché nuancée et teintée du pessimisme de Schopenhauer. A la force brute de la volonté répond, au monde, son humaine, tragique et/ou compassionnelle représentation. : Don Juan, opus 20 – d'après le poème de Lenau – voit, alors que la vieillesse et la mort se profilent- surgir un immense dégoût existentiel, celui d'un « héros » défait par son incapacité à fixer son idéal féminin en une unique créature élue. Au contraire, Ein heldenleben (Une vie de Héros) opus 40 célèbre, au terme d'un imposant parcours, et avec une mise en abyme personnelle très ironique, à la fois l'affirmation de soi – face à des détracteurs ridiculisés lors d'un combat sans merci – et, par le truchement d'une apothéose pacifiée, l'aspiration à une félicité nirvanesque conquise de haute lutte, auprès de la compagne tant aimée.

L'ancien orchestre de la radio télévision néerlandophone de Belgique, menacé de disparition voici trente ans est, par une très heureuse volonté politique, aujourd'hui une des têtes de ponts culturelles flamandes dans la capitale européenne et peut bénéficier de l'écrin acoustique sans pareil du mythique studio 4 de Flagey. , très humainement attaché depuis son mandat à la Monnaie (2002-2008) à la ville de Bruxelles a accepté, parallèlement à ses activités tokyoïtes, d'en assumer la direction musicale et artistique depuis la saison dernière. Ce mois de septembre a été d'ailleurs très chargé pour lui en la capitale européenne : outre une Schöpfung de Haydn donnée avec le même Brussels Philhamonic, il a assumé la création à La Monnaie de la Cassandra, le premier opéra de Bernard Foccroulle.

Le grand chef nippon connaît par cœur son depuis ses années de jeunesse et son poste de chef-assistant auprès du grand Wolfgang Sawallisch au Bayerische Staatsoper : on se souvient encore, vingt ans après, (et toujours à La Monnaie) , de sa direction flamboyante lors des représentations d'Elektra ou de la Frau onhe schatten. Significativement, son approche du Don Juan se veut effusive lyrique, ardente et dramatiquement exacerbée, opéra sans parole plus encore que musique programme. Délaissant quelque peu l'aspect formel de rondo-sonate de l'œuvre, Kasushi Ono préfère, au prix d'un certain morcellement de la pensée musicale, en souligner le lyrisme à fleur de peau, « humain trop humain », les contrastes exacerbés, les tensions latentes et les aspérités du discours : l'exorde initial des cordes prend ce soir, dans sa vitesse d'exécution et sa scintillance, une conquérante et virile puissance. Orchestralement, si quelques petites distractions de l'un ou l'autre pupitre, outre une certaine fébrilité des cordes graves (à notre sens trop peu nombreuses : huit violoncelles et six contrebasses « seulement ») sont sans doute évitables, nous ne pouvons que louer le lyrique hautbois de Joris van den Hauwe et un rutilant pupitre de cors figurant l'intervention impérieuse du héros au mitan de l'œuvre.

Voilà une belle idée que de programmer en guise d'intermède, contrastant avec le reste de ce programme très symphonique donné sans entracte, la courte et chambriste Sérénade pour treize vents en un mouvement opus 7 composée par un Strauss de 17 ans, déjà bien iconoclaste sous des dehors classicisants, dans le lointain souvenir de la Gran partita mozartienne. Cette page, peu connue, est admirablement servie, avec toute la gourmandise sonore nécessaire, par les impeccables vents, très en verve, de la phalange bruxelloise : un travail délicat d'orfèvres, sous la houlette attentionnée de leur mentor.

Mais c'est évidemment Ein heldenleben qui demeure le « clou » de la soirée. La trame programmatique, clairement articulée en six sections, pour trois grands quart d'heure de musique convient mieux encore au chef : par une science confondante des plans sonores, il clarifie au maximum l'écheveau et la superposition des lignes même au cœur des polyphonies les plus sardoniques (les adversaires du Héros) ou complexes (le champ de bataille du Héros), ou lors des rencontres thématiques les plus incongrues (les autocitations entrecroisées des œuvres de paix du Héros). Il creuse – excellemment suivi par un orchestre de facto sensiblement étoffé et beaucoup plus à l'aise – la sonorité d'ensemble, tour à tout sombre ou rutilante, axée sur la solide assise de pupitres graves cette fois irréprochables. Les effets sont ménagés par une ferme et patiente conduite du discours : le thème liminaire ne prend ainsi tout son caractère triomphalement affirmatif qu'à sa réexposition, après l'épique « bataille ». Ailleurs, en immense chef d'opéra, Ono  soutient avec une variété et un relief dramatiques sidérants, les interventions tour à tour capricieuses, boudeuses ou coquettes, de son Konzertmeister – un virevoltant et impérial , Troisième prix in illo tempore du Concours Reine Elisabeth de Belgique – idéal tant dans le portrait de la compagne du Héros (l'épouse Pauline ?) qu'au fil d'une péroraison apaisée et consolatrice vraiment sublimée et émouvante.

Seul gros bémol à cette soirée…Faut-il vraiment face à un tel parcours musical, bien suffisant en soi, surligner les intentions programmatiques de la musique, en prélude ou lors des changements de plateaux, par un jeu d'éclairages abstraits superfétatoires ou par un montage sonore électro-acoustique incongru – alliant bribes déformées des partitions à venir, sons urbains divers nimbés de bribes poétiques de Pablo Neruda ou de Hai-Kai japonais, traduits en diverses langues – : un décorum bien inutile dû à .

et les forces vives de la Monnaie, comme ressuscitées

Trois institutions culturelles fédérales (la Monnaie, Bozar et le Belgian national orchestra) s'associent pour livrer en deux saisons de concerts une nouvelle intégrale symphonique mahlérienne partagée équitablement entre les deux orchestres « nationaux », et donnée en la grande salle Henri Le Boeuf. Ce dimanche, ce sont l'Orchestre symphonique et les chœurs de la Monnaie, renforcés par le Vlaams radio Koor et le chœur de la Monnaie Academy – idéalement préparés par – le tout placé sous la direction experte d' qui ouvrent la saison avec une cinglante et splendide version de la Symphonie n°2, « Résurrection ».

Certes, remarquons d'emblée qu'idéalement, l'effectif des cordes, décliné sur base des seize premiers violons aurait encore dû être davantage fourni pour ne pas être – aux moments les plus paroxystiques de l'ouvrage – légèrement couvert par l'armada de bois et cuivres – très en verve – ou par la plantureuse percussion (sans oublier les chœurs dans le final) dans l'acoustique assez sèche de la salle. Mais qu'à cela ne tienne, l'excellente phalange (sans doute, et de loin, aujourd'hui la meilleure et la plus homogène du Royaume) livre une prestation aussi irréprochable que mémorable, à force d'engagement de musicalité et de conviction, en particulier un rutilant pupitre de cors menés tambour battant par ou la konzertmeisterin, Satenik Khourdoïan, plus d'une fois très sollicitée.

Pour preuve, d'emblée, l'exorde terrifiante de la Totenfeier, arraché des tréfonds de l'orchestre sonne tel un irrépressible cri de révolte. Le ton est donné : l'orchestre répondra et durant près d'une heure trente, au quart de tour et avec une discipline de fer, à la moindre intention du chef. Alain Altinoglu architecture d'ailleurs cette marche funèbre avec la flamme et la passion nécessaires mais s'avère aussi d'une extrême minutie tant dans le délicat ordonnancement des tempi (toutes les légères fluctuations agogiques demandées par le compositeur sont respectées à la lettre !) que dans le maniement des contrastes très burinés ou de la gradation des nuances – ce sans jamais sacrifier la ligne directrice ou le sens de la grande courbe de ce vaste portique.

Après cette sévère entrée en matière – et après une courte pause, d'ailleurs souhaitée par Mahler dans sa préface, permettant opportunément l'entrée en scène des chœurs – le chef français relâche quelque peu les brides au fil des deux mouvements suivants, sorte d'intermèdes plus ludiques voire pittoresques sous sa baguette presque dansante : aux délicatesses « viennoises » de l'andante moderato – sorte de laendler stylisé, évocateur des plaisirs passés de la vie d'ici-bas– , répond  tout l'ironie cinglante et la dérision morbide du Scherzo, où le perpetuum mobile diabolique mène graduellement à un véritable « cri » de désespoir, dissonant et vociféré ce soir, sans ménagement, par un orchestre déchaîné.

A cet itinéraire mortifère répond enfin la Lumière «originelle » (Urlicht) transcendée par une Nora Gubitsch idéale de ferveur et de timbre, malgré un vibrato un rien envahissant : toute de rouge vêtue, elle semble la parfaite incarnation de la rose écarlate lumineuse, et consolatrice de l'Homme en souffrance perdu dans les Ténèbres, telle qu'évoquée par le texte du Knaben Wunderhorn choisi par le compositeur. L'orchestre, parfaitement discret,  se fait ici simple soutien, impalpable de douceur immaculée.

Enfin, c'est de main de maître qu'est conduit le très vaste final, au travers de ces nombreux et tumultueux épisodes d'une frénésie apocalyptique presque varésienne dans la radicalité d'approche d'Alain Altinoglu. La Résurrection célébrée par le vaste chœur final, d'après Klopstock, semble ainsi plus que jamais conquise de haute lutte, comme par-delà le Bien et le Mal. L'entrée a capella presque immatérielle, ténue mais finement colorée des chœurs, demeure un moment de fervente émotion. Impossible aussi de ne pas citer, à côté d'une Nora Gubitsch ici légèrement en retrait, la soprano éthérée, , invitée récurrente de la Monnaie, d'un angélisme chaleureux, célébrant la vie spirituelle promise comme étincelle d'Éternité. L'apothéose finale, puissante et conquérante, menée de main de maître appelle une très longue standing ovation (plus de dix minutes !) bien méritée  saluant une prestation aussi émouvante qu'habitée, confirmant en la personne d'Alain Altinoglu, outre l'un des chefs les plus doués de sa génération, un mahlérien racé de très haut vol.

Crédits photographiques : Kasushi Ono, © Brussels philharmonic, Flagey ; Alain Altinoglu © la Monnaie, Bozar

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