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Ma chère amie, par ta naissance en 1936 pour offrir une poignée d’ouvriers toujours disponibles aux studios de cinémas, tu devins pionnière en inventant le concept de solidarité bien avant la création de l’assurance chômage en 1958. Puis tu as accueilli en ton sein en 1965 et 1968 les techniciens de radio et les artistes interprètes. Depuis lors tu es devenue l’outil de ce qu’ils nomment : l’exception culturelle française.
En matière de musique savante, tu soutiens la cause des structures qui produisent au coup-par-coup, à l’envie disait-on auparavant et maintenant en mode projet. Une œuvre, une date, des musiciens qui se réunissent et puis, au revoir. Pour toi ils ont inventé des acronymes savants : CDDU et CDD de droit commun pour distinguer l’usage de musiciens hors effectif de ceux engagés communément pour remplacer les absences dans les orchestres permanents.
Par tes seins nourriciers, les annexes 8 et 10, tu pallies le défaut de ces employeurs à assumer l’emploi plein temps et payes les jours chômés. Ceux-là même qui font ces temps entre les au revoirs et les bonjours. Ah ils sont bons ces jours ! Que voilà la belle aubaine ! Quel outil idéal tu permets, et l’essor des ensembles spécialisés de musique, surtout sur instruments d’époque, repose entièrement sur ta générosité. À tel point que les plus célèbres d’entre eux, ceux à la carrière assurée et à la renommée mondiale, ne se sont jamais posé la question de la pérennité de l’emploi ; les dizaines d’années passent et ils sont toujours accrochés à tes mamelles. Quand bien même ils sont devenus vieux, ils sont restés immatures, au stade du maternage.
Mais tu es une grande dame maintenant, tu es forte ; d’ailleurs comment ferais-tu autrement ? Regarde tous ces enfants que tu nourris. En 1984, quand naît la convention collective du spectacle (CCNEAC)¹ ils sont quelque 9 000 à dépendre de toi, puis 40 000 quand en 1992 les règles encadrant tes enfants sont renégociées, 116 000 en 2016 et aujourd’hui certains disent près de 286 000 tétant à chacun de tes seins. C’est l’effet de l’atomisation du travail relevé par Pierre-Michel Menguer qui les fait croitre sans mesure².
Et pourquoi donc ?
Ils ne te le disent pas les bougres, mais ils craignent et vivent dans la peur. Pour cacher leur honte ils morcellent les embauches. Car après plusieurs jurisprudences, les orchestres font tout pour éviter l’obligation de requalifier des successions de contrats courts en contrats à durée indéterminée comme les y oblige leur convention collective³. Et avec la perte du nombre de postes titulaires, les intermittents pallient de plus en plus les effectifs que les œuvres exigent ; alors ils dispersent, ils saupoudrent, ils atomisent… C’est à dire qu’ils répartissent le volume de travail à un grand nombre de musiciens intermittents pour échapper au minimum d’emploi conduisant à l’obligation de requalification en CDI. Et donc au lieu d’un musicien en poste dans un orchestre, c’est à environ 12 ou 16 qu’est confié le travail d’une année.
Mais c’est absurde, penses-tu alors ?
Tu sembles avoir raison, il faut donc faire les comptes. L’orchestre fait des économies, il paye au tarif de base et quelques jours par an une partie de ses musiciens ainsi intérimaires. Mais…… il y a un mais. C’est l’effet de cette dispersion d’un poste sur de multiples intermittents du spectacle. L’Unedic dans une analyse de 20224 fait pour toi les comptes et montre qu’environ 75 % des revenus d’un intermittent artiste provient de l’indemnisation des jours chômés ; ce pour une indemnité moyenne de 1200 €/Mois. Multiplié par 14 qui se partagent ce poste cela fait 16 800 € ! 201 600 par an ! Supportés par l’assurance chômage, donc par l’ensemble des citoyens français. A ceci il faut ajouter les 31 000 € versés à ces différents musiciens pour effectuer le travail dans l’orchestre qui les emploie au coup par coup. Ce qui fait un total de 232 600 € alors qu’un musicien d’orchestre titulaire ne coûte au total que 54 000 €, pour un poste de tuttiste. Par conséquent ce processus d’externalisation d’une part de leur masse salariale que pratiquent les orchestres pour réduire leurs frais fixes, se fait au détriment d’une juste dépense puisque in fine, c’est l’équivalent de plus de quatre salaires d’un musicien permanent titulaire qui est supporté par la société. Ce cas de figure est celui d’un temps complet. Mais les innombrables cas intermédiaires qui couvrent des volumes moins importants, viennent s’ajouter ; et ce sont donc des centaines d’équivalent d’un, deux, ou trois musiciens qui font l’atomisation du travail décrite plus haut.
Haro sur ta personne
Avec de telles aberrations il fallait s’y attendre ; ils se sont attaqués à toi, ont conspué, arguant que tu coûtais trop cher à la société. Le MEDEF n’a eu de cesse de se plaindre du coût de ton régime qualifié de pantagruélesque 5 et 6. En 2012, 2014, 2016, 2019, chacune des renégociations fit l’objet de péripéties houleuses ; et tu es encore marquée par le grand blocus des festivals en 2003. Tes enfants effrayés qu’on leur coupe leur nourriture se sont à chaque fois mobilisés et une sorte de quoi qu’il en coûte avant l’heure en a résulté.
Et maintenant ?
Maintenant j’ai peur, croissez et multipliez serait devenu la règle ? Tes pères qui t’ont créée n’ont en rien pensé aux conséquences, aux abus des uns et stratégies de survie des autres. Et comme un Golem trop vite libéré, sans en avoir pensé les contours ou les limites, le monde que tu nourris grandit plus que ce que tu peux leur offrir.
Ô toi si généreuse…
Te voilà en danger, et ceux qui par toi sont nés, de n’avoir jamais pu être sevrés t’entrainent dans leur perte. Et de cette belle idée, celle qui t’a fait un jour naître, pour que la culture puisse être vivante avec ses spectacles variés, que restera-t-il alors ?
Le triste spectacle des cadavres de tes enfants affamés, gisant près de ton corps étendu que l’épuisement aura vaincu.
Cadavres de ceux qui jusqu’alors croyaient être des artistes, mais qui vivaient tels des smicards.