Le Bel Indifférent par l’Ensemble Virêvolte : une autre Voix Humaine pour Cocteau

Parlé en 1940 par Edith Piaf, Le Bel Indifférent de Jean Cocteau, est chanté en 2023 par Aurore Bucher. Jean-Marie Machado est le compositeur de cette nouvelle Voix Humaine.

« En 2023, Virêvolte change d'accent ». Une modification qui n'aurait pas déplu à Jean Cocteau, dont l'influence n'en finit pas d'inspirer, au-delà de sa disparition en 1963, des générations d'artistes. Dans la famille Cocteau, voici les petits-enfants : Virêvolte (ex-Virévolte donc), la compagnie fondée en 2013 par la soprano Aurore Bucher, ajoute au mouvement et à la révolte et de son ambition originelle le rêve, composante quasi-matricielle du poète-dramaturge-dessinateur-réalisateur français qui avait remanié, en 1940, pour Edith Piaf, Le Bel Indifférent, un poème écrit en 1936.

En 1940, les spectateurs du Théâtre de La Gaîté n'avait pu entendre que la Piaf parlante, la chantante (pourtant de type voix-plus-humaine-tu-meurs), malgré son succès naissant, n'étant pas encore devenue l'icône que l'on sait. Au-delà de cette occasion manquée, on s'étonne encore que, près d'un siècle plus tard, aucun compositeur n'a mis en musique ce mausolée de la passion à sens unique, Le Bel Indifférent n'ayant séduit jusqu'ici que des comédiennes (récemment la merveilleuse Romane Bohringer), et surtout un réalisateur, Jacques Demy, dont le moyen métrage de 1957 en rouge et noir semblait n'attendre que son compositeur, Michel Legrand n'ayant pas encore pénétré l'univers du mythique cinéaste lui aussi en devenir.

Le Bel Indifférent en opéra, c'est chose enfin faite. Avec son heure d'horloge au lieu de la demi-heure du petit théâtre de Cocteau, on adoube immédiatement Le Bel Indifférent de Jean-Marie Machado en pendant de certaine Voix Humaine qui, elle, n'aura dû attendre que l'année 1959 pour être élevée au rang de monodrame opératique par Francis Poulenc. Comme son illustre aîné, à la quête vaine d'une mélodie Machado préfère les épousailles du rythme de la voix parlée. Sa partition, bien que divisée en numéros, et, pour ce faire, s'autorisant quelques répétitions, reste fidèle au texte coctalien. Globalement jazzy (démangeaisons programmées sur Un fantôme), populaire dans le meilleur sens du texte (très joli tic-tac ravélien sur Attendre), sautant sur la moindre occasion d'offrir un numéro musical à l'énergie de sa diva (La patate, avec son boys band), elle offre une grande variété d'atmosphères au solo tout sauf éploré de cette femme enfermée entre ses quatre murs et s'adressant à… un mur : Emile, « magnifique gigolo au bord de ne plus l'être » qui ne daignera pas se fendre d'un seul mot de son entrée à sa sortie de scène.

Le Bel Indifférent est une pièce providentielle pour Aurore Bucher dont l'on a pu apprécier le tempérament dans le Rinaldo très fêté de Claire Dancoisne, dans les productions itinérantes de l'Ensemble Justiniana, comme dans Philtre d'amour, une des productions originales de sa compagnie. La jeune chanteuse française, soprano à tous les étages (parlés et chantés) de la dépendance amoureuse, dont la voix semble d'abord épouser le suranné de l'époque de la création pour mieux s'en affranchir ensuite, est entourée de certaine fine fleur solistique : l'accordéon-diseur de Pierre Cussac, la clarinette furtive de Carjez Gerretsen, le violoncelle introspectif d'Anthony Leroy, les percussions mystérieuses et dansantes de Ludovic Montet. Un effectif léger comme les affectionne la compagnie dont l'objectif est, comme celle de Charlotte Nessi, d'emmener l'opéra où il ne va pas. Adoubé par le Comité Cocteau, décliné aux couleurs du film de Demy dans un somptueux livre-disque illustré en forme de Leporello (un catalogue dépliable de 4,35m bien en phase avec le Don Giovanni mutique et froid de Cocteau), Le Bel indifférent de Virêvolte est aussi un bel objet.

On sent bien l'ambition d'Aurore Bucher, chanteuse en meneuse de revue à l'ambitus explosif (Attendre), de libérer une héroïne qu'elle voit en « Madame Loyale à la fois voyante et sorcière ». L'on a bien sûr envie de la suivre dans son combat de coqs contre certaine « poule immonde », et plus encore sur le chemin du « Je refuse d'être une victime et de me laisser cuire à petit feu », d'autant que la dépendance amoureuse, pas davantage hier qu'aujourd'hui, n'est une affaire de genre (Poulenc disait de sa Voix Humaine : « Elle, c'est moi »). En l'état discographique, on en reste aux intentions, l'héroïne du Bel indifférent, même pas nommée, en reste aux mots, empêtrée par les dessins de Laure Slabiak dans les fils de son téléphone, avant d'être crucifiée par un désespérant « J'attendrai autant que tu voudras » (Le spectacle de Piaf se terminait par une brève chanson conclue par « Y a rien à faire : j'tai dans la peau. ») On suivra attentivement la mise en scène d'Emmanuel Olivier, familier de l'univers de Cocteau (Le Bel Indifférent a tourné et devrait encore tourner quelques têtes), dont la note d'intention présentée dans le livret laisse entrevoir une conclusion où les mots deviendront enfin des actes et qui tendra à l'héroïne la clef de l'émancipation, à la façon de Katie Mitchell à l'Opéra du Rhin.