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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 24-IX-2023. Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo, re di Creta, K.V. 366, opéra en trois acte sur un livret du Père Giambattista Varesco, d’après Antoine Danchet. Mise en scène : Jean-Louis Grinda. Décors et lumières : Laurent Castaingt. Costumes : Jorge Jara. Vidéos : Arnaud Pottier. Avec : Ian Koziara : Idomeneo ; Annalisa Stroppa : Idamante ; Maria Grazia Schiavo : Ilia ; Nino Macahidze : Elettra ; Riccardo Della Sciucca : Arbace ; Ihno Jeong : la Voce ; Jonathan Vork : gran sacerdote di Nettuno. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, préparé par Denis Segond, Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, direction : Fabio Biondigénérale
L'Opéra Royal de Liège ouvre sa saison – la première pleinement assumée par son nouvel intendant Stefano Pace – par une nouvelle production de l'Idoménée de Mozart, dans la mise en scène très codifiée de Jean-Louis Grinda.
Commande du prince Karl Theodor de Bavière pour le Carnaval de Munich de 1781, Idomeneo re di Creta est le premier des sept grands opéras de la maturité mozartienne. Wolfgang y pulvérise les codes de l'opéra séria par une nouvelle approche tant de la psychologie des personnages que de l'expression directe des conflits qui les animent. Le livret italien du Père Varesco – sensiblement revu et abrégé par Wolfgang – s'inspire du mythe antique sur base du livret d'Antoine Danchet pour l'opéra d'André Campra (1712) ; mais, contrairement à la tragédie lyrique française, l'action débouche ici sur une happy end. Le récit de la promesse faite par Idoménée au dieu Neptune – ici non honorée – du sacrifice de son fils Idamante est doublé d'une intrigue sentimentale, sous la coupe du classique triangle amoureux : le jeune prince crétois et la captive troyenne Ilia entendent filer le parfait amour, au grand dam de la « réfugiée » mycénienne Elettra, secrètement éprise d'Idamante.
Jean-Louis Grinda entend translater ce drame en « une histoire du progrès humain », fruit des Lumières. : la dénonciation de l'empirique violence du monde sacré par des héros bien humains impose un changement de paradigme, « c'est l Homme et la Vie qui deviennent sacrés » , nous dit-il dans son petit texte d'intentions, l'Amour est le ressort souriant et vainqueur de l'œuvre, réponse immuable au Tragique de tout destin. Le metteur en scène multiplie les références appuyées : omniprésente mer ondoyante aux reflets changeants – par le truchement d'une animation vidéo très habile (signée Arnaud Pottier) – décorum mythologique partagé entre attributs neptuniens (tritons et hippocampes) et chtoniens insignes crétois (Minotaure et autre déesse vengeresse aux seins nus brandissant ses serpents, Olympe image inversée du palais de Cnossos avec son labyrinthe céleste). La symbolique initiatique (Idoménée sortant au premier acte des tréfonds de l'Océan les yeux bandés) le dispute à la psychanalyse lacanienne la plus élémentairement éloquente : le monstre envoyé par Neptune pour engloutir Idamante prend, dans le miroir des limbes, et sur grand écran les traits… d'Idoménée lui-même, terrifiante image d'un (simpliste ?) rapport conflictuel oedipien ! Il y a aussi ses mains géantes, éléments de décors évoquant les palpables incidences de la volonté divine ; l'une semble soupeser la dramatique situation ; l'autre au deuxième acte, l'index vindicatif tendu, rappelle la promesse du sacrifice – par une « citation » visuelle tout sauf involontaire de l'historique Clemenza di Tito dans la mie en scène de Karl Heinz et Ursula Hermann à la Monnaie au tout début de l'ère Mortier (1982).
Dans cet univers (trop ?) référencé, heureusement campé dans les sobres décors d'une plasticité idéale, à la limite de l'abstraction, signés Laurent Castaingt, la conduite scénique demeure limpide et précise au fil des deux premiers actes par le truchement d'un salvateur hiératisme ou d'une gestuelle archétypale. Le ressort de l'action lentement se bande ainsi pour – un peu trop – laisser éclater après l'entracte le drame et les passions, jusqu'à une certaine outrance. Faut-il ainsi qu'Elettra après une sombre crise d'hystérie s'effondre mortellement – comme dans le futur opéra de Richard Strauss – plutôt que de prendre simplement la fuite, juste vouée à la mort future par les serpents des Euménides – ou faut-il que le Roi déchu Idoménée se meure en scène une fois son abdication consommée. Que voilà d'étranges surlignages visuels et d'ajouts quelque peu superflus aux intentions du livret.
La distribution s'avère plus dramatiquement convaincante que musicalement idéale.
Le ténor américain Ian Koziara au timbre corsé et sombre – à la limite du barytonnant- donne une patine quasi wagnérienne au rôle-titre ; d'un engagement vocal et physique quasi expressionniste et monolithique, il donne uniment de son personnage une image courroucée face au Fatum, non sans quelque effet de voix parfois douteux. Mais sa technique vocale ou sa justesse d'intonation sont irréprochables, notamment au fil des kilométriques et superbes vocalises du redoutable air Fuor del mare du deuxième acte, magnifiquement défendu.
Face à lui, l'Italienne Annalisa Stroppa, sans doute une des mezzo-sopranos les plus en vue de sa génération, offre une impeccable incarnation d'Idamante, très sturm und drang, à la fois d'une grande justesse psychologique et d'une projection sonore proprement renversante dès son augural « Non ho colpa ». La soprano Maria Schivo, à l'ambitus dynamique moindre mais d'une très belle maîtrise vocale notamment dans la conduite d'un legato souverain dans tous les registres de la tessiture, nous offre la fraîcheur d'un timbre légèrement acidulé pour une incarnation assez servile d'une Ilia aussi amoureuse que fataliste.
En Elettra, Nino Machadze, tout de rouge vêtue, nous laisse plus perplexe. Certes, il y a l'abattage d'une grande tragédienne, fiévreuse d'engagement en son incarnation tourmentée d'amoureuse déçue à la limite de la folie. L'appel aux divinités vengeresses dans son ultime air D'oreste d'Ajace est fouetté avec l'énergie du désespoir. Mais vocalement, le vibrato est par trop généreux, allant dommageablement par sa largeur jusqu'à gêner la justesse d'intonation.
Le ténor Riccardo Della Sciucca impose à la fois un timbre parfait, homogène sur toute l'étendue du registre, et une superbe leçon de style en Arbace. Le personnage in fine assez secondaire en devient la préfiguration d'un Don Ottavio ou le frère d'âme d'un Ferrando.
Le Coréen Inho Jeong, cinquième prix du récent concoure Reine Elisabeth de chant, impose sa voix mordorée de basse pour la Voce divine, d'une stature colossale et marmoréenne, sorte de Commandeur avant la lettre. C'est Jonathan Vork, soliste issu de la troupe de l'opéra qui incarne un grand prêtre de Neptune, oracle ce soir juste un peu lisse et protocolaire.
Mozart et son librettistes envisagent les chœurs dans cet Idomeneo comme protagonistes centraux ainsi que comme véritables commentateurs de l'action avec pas moins de huit interventions essentielles. Les forces locales, bien préparées par Denis Segond font montre d'une vaillance à tout épreuve et d'un bel éventail de nuances, à défaut parfois d'une cohérence de pupitres que l'on aurait aimée çà et là plus probante.
Le direction générale de Fabio Biondi se situe dans la descendance de celle d'un Nikolaus Harnoncourt – qui il y a quarante ans réhabilitait totalement l'œuvre à Zurich pour son premier essai opératique mozartien : l'articulation des phrasés, les coups d'archet des cordes et l'ordonnance des tempi sont totalement repensés. Des cuivres incisifs et des timbales cinglantes nous convainquent toutefois davantage par leur autorité naturelle (au fil de l'ouverture, grandiose, ou des marches symphoniques distillées en guise d'intermèdes) qu'une petite harmonie parfois timide ou que les pupitres de cordes un rien mollassons et certainement trop nombreux. Biondi, un peu cassant de ton à force d'affirmation péremptoire, force pourtant l'admiration tant par son sens du détail que par la cohérence de sa vision d'ensemble : il mène l'action tambour battant, avec la volonté de restituer l'intégralité de la longue et superbe partition (hormis le ballet, comme toujours) avec le soucis d'une caractérisation musicale et psychologique de chaque air et un sens global et haletant du suspense dramatique. On notera le soin particulier apporté à la restitution des récitatifs (parmi les plus originaux de Mozart) – avec un excellent pianofortiste demeuré, sauf erreur, anonyme dans le livret programmatique. Est-ce l'un des deux chefs de chant, Francesca Tosi ou Enrico Cicconofori?
Idomeneo – opéra plutôt rare à la scène mais objet de trois productions concomitantes en cette rentrée (Liège, Nancy et Berlin)- n'avait plus été représenté en la cité mosane depuis 1986 ! Cette production était très attendue de tous les mélomanes mozartiens, et malgré quelques partis-pris parfois discutables de la mise en scène et une distribution vocale un rien frustrante, elle atteint globalement son but par un excellent travail d'équipe : le spectacle dans sa totalité vaut plus encore que la somme de toutes les parties engagées. Voilà une rentrée lyrique liégeoise plutôt réussie augurant une passionnante saison.
Crédits photographiques © ORW-Liège/J.Berger
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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 24-IX-2023. Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo, re di Creta, K.V. 366, opéra en trois acte sur un livret du Père Giambattista Varesco, d’après Antoine Danchet. Mise en scène : Jean-Louis Grinda. Décors et lumières : Laurent Castaingt. Costumes : Jorge Jara. Vidéos : Arnaud Pottier. Avec : Ian Koziara : Idomeneo ; Annalisa Stroppa : Idamante ; Maria Grazia Schiavo : Ilia ; Nino Macahidze : Elettra ; Riccardo Della Sciucca : Arbace ; Ihno Jeong : la Voce ; Jonathan Vork : gran sacerdote di Nettuno. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, préparé par Denis Segond, Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, direction : Fabio Biondigénérale