Concerts, La Scène, Musique d'ensemble

L’EIC célèbre James Dillon à la Cité de la musique sous la direction de Pierre Bleuse

Plus de détails

Paris. Salle des concerts de la Cité de la musique. 14-IX-2023, 20h. « In Between Mnemosyne ». James Dillon (né en 1950) : Polyptych : Mnemosyne… Acts of Memory and Mourning (2022-2023). Ensemble Intercontemporain ; Pierre Bleuse, direction.

Polyptych : Mnemosyne… Acts of Memory and Mourning : tel est le titre de l'unique œuvre commandée et créée ce soir par l', en ouverture de saison, et avec au pupitre son nouveau chef pour la première fois à la Philharmonie de Paris.

Tout commence par la disposition scénique – une idée originale de –, qui consiste à placer l'orchestre sur une plateforme ronde et… tournante. Deux raisons au moins à cela. La première est d'ordre purement musical : les instruments seront entendus différemment selon la place qu'ils occupent par rapport à l'auditeur (sauf les percussions et les claviers, en dehors du cercle). La seconde, d'ordre métaphorique : l'Ensemble et son chef accompliront une seule révolution, comme un tour de cadran, en jouant une pièce de 75 minutes placée sous le signe de la mémoire. Donc, un concert hypnotique, où le mouvement de rotation extrêmement lent des musiciens et le clignotement des spots épousent celui, largo, d'une œuvre lancinante et cyclique.

La musique entendue ce soir est le résultat d'une vie de travail, (né en 1950) ayant commencé à composer au début des années 1980. Il dit lui-même qu'il s'est mis au travail en février 2022, peu de temps après le décès de sa mère. Comment ne pas se rappeler le sublime lapsus de Pierre Loti écrivant : « Ma mère vient de m'ouvrir. » ?! « M'ouvrir ma faculté de réminiscence » dans le cas présent, où un homme relativement âgé et au sommet de son art, puise dans ce qu'il y a de plus archaïque, puisqu'il en appelle à Mnémosyne, déesse de la Mémoire et mère des Muses. Et c'est effectivement un monde en soi qu'ouvre Polyptych : Mnemosyne… Acts of Memory and Mourning pour grand ensemble (2022-2023). Un monde à la fois vieux et neuf. On affirme souvent que les Grecs anciens ont tout pensé et que les dieux de l'Olympe nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes. Or, il est touchant et troublant de rapprocher la démarche de Dillon des réflexions de Philippe Lacoue-Labarthe, au chapitre « Le chant des Muses » de Pour n'en pas finir/Écrits sur la musique : « Que pratiquement la seule perception ou la seule sensation que l'enfant ait dans le ventre de sa mère, avant sa naissance, c'est l'audition. Il n'entend pas bien les bruits extérieurs : ils sont trop assourdis ; mais il entend sa mère parler. Et l'on constate qu'il est sensible aux alternances (bruit/silence) et à la hauteur des sons (grave/aigu). C'est-à-dire à ce qu'il y a de plus musical, déjà, dans le langage. » Donc, l'art des Muses, hè mousikè, est une production de Mnémosyne, la mémoire de toute chose, dont la musique conserve la trace. Et quoi de plus émouvant, ce soir, que le son frêle de la harpe, dont les arpèges, comme une caresse, ouvrent longuement une pièce centrée sur la mémoire et le deuil ? La harpiste () se trouve au centre de la scène circulaire et sur une tribune. Cette position dominante est-elle celle de Mnémosyne, justement ? Probablement, puisque la harpe refermera le cycle qu'elle a ouvert, en citant d'ailleurs le Dies Iræ grégorien.

Synchroniquement, tout le morceau est comme une immense toile chinée faisant entendre des alliages inouïs de timbres dans une sorte de statisme où aux tuttis succèdent des micro-concerti de solistes parfois seuls (on retient le superbe solo de clarinette par ), parfois couplés. Beaucoup de notes sont reprises inlassablement, mais sans lasser l'auditeur, parce que ces répétitions obéissent à une nécessité interne. On n'avance pas, mais on avance quand même… Dillon s'est inspiré de retables de la Renaissance (d'où le « Polyptyque » du titre), en particulier l'Autel de Gand de Jan van Eyck. Et si l'on regarde ledit polyptyque, l'on peut voir, sur les panneaux supérieurs, des personnages peints individuellement, et, sur les inférieurs, sur fond de pelouse verte, plusieurs groupes séparés de personnes ou d'anges habillés de rouge ou de blanc, convergeant vers le centre : du premier au dernier plan, une fontaine, l'agneau mystique et la colombe de l'Esprit saint. Diachroniquement, c'est un grand balancement sans véritable sursaut, baignant dans un climat mélancolique, et que seuls viennent interrompre, comme une respiration indispensable, les pauses séparant les cinq mouvements ou « actes », chacun d'entre eux constituant un diptyque ou un triptyque. À noter que la musique laisse beaucoup de place au silence, comme un composant (les trous de mémoire ?). Et que tous les motifs se déploient sur un tapis de graves (importance de la contrebasse, du piano, des trombones, de la clarinette basse et du basson). Ainsi, les interventions se font-elles écho dans un continuum qui étonne à tout moment, notamment par leur a-périodicité. Et l'on se surprend à regarder tel ou tel instrument ou groupe d'instruments sonnant différemment, par exemple la caisse claire et les cloches tubulaires mêlées au piano, lequel semble toujours creuser une question.

Sur fond de civilisations grecque et chrétienne, Dillon nous parle d'une douleur personnelle qui prend donc une dimension universelle, mais sans nul pathos, ce qui plaît également. Et ce qu'il y a de plus difficile à témoigner et en même temps de plus simplement vrai : nous avons vécu – c'est le terme – un chef-d'œuvre. Certains concerts, comme certaines rencontres, ne ressemblent à aucun autre et occupent une place particulière dans la mémoire.

Le public ovationne les musiciens et , le danseur étoile de la soirée (très expressif et mouvant sur ses 4m2 d'estrade), qui salue très longuement son Ensemble, le Maître et pour finir brandit la partition.

Crédits photographiques : © Quentin Chevrier

(Visited 505 times, 1 visits today)

Plus de détails

Paris. Salle des concerts de la Cité de la musique. 14-IX-2023, 20h. « In Between Mnemosyne ». James Dillon (né en 1950) : Polyptych : Mnemosyne… Acts of Memory and Mourning (2022-2023). Ensemble Intercontemporain ; Pierre Bleuse, direction.

Mots-clefs de cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Reproduire cet article : Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à le faire savoir sur votre site, votre blog, etc. ! Le site de ResMusica est protégé par la propriété intellectuelle, mais vous pouvez reproduire de courtes citations de cet article, à condition de faire un lien vers cette page. Pour toute demande de reproduction du texte, écrivez-nous en citant la source que vous voulez reproduire ainsi que le site sur lequel il sera éventuellement autorisé à être reproduit.