Laissons-nous guider par Alain Poirier dans Coro de Luciano Berio
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« Luciano Berio / Coro ». Alain Poirier. Éditions Contrechamps, coll. « Contrechamps Poche ». 240 pages. 15 €. Mars 2023
Auteur de monographies remarquées sur Schoenberg, Webern, Boucourechliev et Takemitsu, Alain Poirier signe chez Contrechamps un magistral Luciano Berio / Coro. Passionnant, complet, très lisible, abondamment illustré de partitions et de schémas, ce livre de poche est une somme répondant aux exigences d'analyse d'une pièce qualifiée d'œuvre-monde.
En réalité, il ne s'agit pas d'un, mais de deux livres, puisque la première partie, « Situation de Berio », est une présentation fouillée de la place qu'occupe le compositeur (1925-2003) dans le champ intellectuel du XXe siècle, son héritage musical, sa position parmi ses contemporains, ses techniques compositionnelles et sa philosophie d'humaniste. Cette cartographie introduit tout naturellement à l'examen de Coro (1976), que l'auteur a eu l'intelligence d'aborder sous deux angles : thématique (le long développement de « Coro ») et linéaire (« Parcours », troisième et dernière partie du livre), en suivant le déroulé des 31 sections de cet opus d'une heure environ.
Après une introduction insistant déjà sur la volonté chez Luciano Berio de toujours remonter à une forme musicale primitive et donc également de déjouer les pratiques d'écoute, « Situation de Berio » présente toutes les facettes d'un musicien, à commencer par les filiations revendiquées, celles de Stravinski, Mahler et Webern. Berio ne rompt pas avec l'Histoire, mais il y puise son inspiration comme dans un réservoir. À Stravinski, il emprunte, pour Coro, premièrement le thème du « Cantique des Cantiques » (section XXIX), présent dans Les Noces, deuxièmement sa manière compositionnelle « par prélèvements et montages » aboutissant à la transcription et à la réécriture, et, troisièmement, l'idée d'une mélodie réduite à un court motif soumis à une métrique constamment variable. D'où une « hétérogénéité stylistique » chez un Berio admiratif d'Agon. Le même goût pour les sources diverses – comme les musiques populaires – en vue d'aboutir à une reformulation du discours musical lie Berio à Mahler, « spontanément proliférant », tout autant qu'à Stravinski. L'harmonie de Coro hérite aussi de la Symphonie op. 21 d'Anton Webern, dont elle reprend le triton mi-la comme agrégat central autour duquel sont fixés les registres. S'ensuivent des pages sur « l'expérience électronique », les « transformation, transcription et intégration » ou encore « la musique comme un acte social ».
« Coro » débute par la présentation des effectifs – 40 chanteurs et 40 instrumentistes disposés en couples voix-instrument par proximité de registres –, configuration originale créant des aires harmoniques restreintes ainsi que des effets de spatialisation et permettant la permutation du vocal et de l'instrumental, car le compositeur efface la distinction sur laquelle repose la relation traditionnelle entre musique et texte. La dramaturgie de Coro est construite sur l'opposition récursive « entre des sections solistes dans un contexte de musique de chambre et des tutti massifs » et l'hétérophonie, c'est-à-dire « la superposition d'une mélodie à ses propres variations (nuances, ornements, légers décalages rythmiques, mélismes étendus, etc. » (Jacques Siron, cité par l'auteur). Quant à la trame littéraire, elle est faite d'extraits choisis de Résidence sur la terre (1925-1945) de Pablo Neruda, entonnés en espagnol, et de sections de textes populaires majoritairement anonymes et dits en italien, allemand, français, anglais, hébreu, mais intégrant des traditions beaucoup plus larges, comme croate, africaine ou polynésienne. Les trois thèmes, communs à tous les chants, sont l'amour, le travail et la mort. On voit bien que la démarche de Berio est universaliste et s'oppose aux nationalismes, puisque toute la poésie de Neruda est hantée par l'assassinat de Garcia Lorca et la montée des fascismes en Europe. En même temps, tous les textes sont décontextualisés, souvent partiels et complétés dans leurs reprises successives. Seul importe, finalement, le Chœur, c'est-à-dire la voix d'une humanité aimante autant que souffrante. Berio crée un effet de mosaïque en tressant textes et musiques, les premiers revenant sur des airs différents et ces derniers sur des paroles nouvelles, le tout formant une structure épique et narrative. On peut trouver une affinité formelle entre l'écriture essentiellement foisonnante, contrastée et multiple de Coro avec les propos de Julio Cortázar (ce que ne fait pas Alain Poirier), qui, après avoir raillé le lyrisme sirupeux des poètes des années 1940, décrit la langue de Résidence sur la terre comme « une énorme alluvion de mots chargés de matière épaisse, de pierres et de lichens, de sperme sidéral, de vents du large et de mouettes de fin du monde, une nomenclature de bois et de métaux, de peignes et de femmes, de falaises et de bourrasques ».
« Parcours » analyse en détail chacune des 31 sections, leur caractère propre et leur enchaînement (tuilage, opposition, disparition / résurgence…) à grand renfort de partitions et de reproduction des paroles. Les pages d'« Une œuvre politique et humaniste » évoquent l'arrière-plan historique et intellectuel de Coro. Enfin, une bibliographie conséquente parachève cette magnifique étude.
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« Luciano Berio / Coro ». Alain Poirier. Éditions Contrechamps, coll. « Contrechamps Poche ». 240 pages. 15 €. Mars 2023
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