Hercule, dernier acte de Zad Moultaka : pour en finir avec le culte des héros
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La Côte-Saint-André. Festival Berlioz 28-VIII-2023.
Chapelle de la Fondation des Apprentis d’Auteuil. Zad Moultaka (né en 1967) : Hercule, dernier acte, composition, mise en scène et vidéo de Zad Moultaka sur un livret de Bruno Messina ; Christophe Hauser, son ; Renaud Rubiano, réalisation vidéo ; Ensemble Musicatreize : Émilie Husson, soprano ; Saskia Salembier, mezzo-soprano ; Alice Fagard, mezzo-soprano ; Xavier de Lignerolles, ténor ; Patrice Balter, baryton ; Cyrille Gautreau, basse ; direction Roland Hayrabedian.
Chapelle du Couvent des Carmes de Beauvoir-en-Royans. Zad Moultaka (né en 1967) : Sisyphe : installation vidéo et musique électroacoustique ; Zad Moultaka, composition, vidéo ; Christophe Hauser, son ; Furio Ganz; Claudio Bellini, réalisation vidéo (CM).
Répondant à la thématique, Mythique!, de l'édition 2023 du Festival Berlioz, Hercule, dernier acte et Sisyphe du compositeur et plasticien Zad Moultaka enchantent, convoquant tout à la fois le son électroacoustique, la vidéo et les voix de l'ensemble Musicatreize.
Hercule, dernier acte donné en création dans la Chapelle de la Fondation des Apprentis d'Auteuil, s'inscrit dans le projet au long cours de Roland Hayrabedian (chef incontournable de l'ensemble Musicatreize) en lien avec les douze travaux du héros antique et autant de compositeurs invités à choisir un épisode parmi les exploits du demi-dieu romain. Zad Moultaka contourne un rien la proposition, confiant le livret à Bruno Messina dont on connait la plume alerte autant qu'originale : « Je l'ai fait sans ponctuation, avec des vers de slameur plus que de poète classique » explique l'auteur dont le texte s'articule en douze chapitres qui ne sont certainement pas les travaux attendus… « Tout est fait / Tout est dit / Tout est cuit, creux crade, beurk aujourd'hui / Il ne reviendra pas », prévient Le guide, sorte de passeur entre Le chœur et le héros déchu qui se terre dans une grotte. Les revendications sont celles de notre époque et d'une société malade qui souhaite le retour du héros pour sauver le monde : « Il le faut / Il n'a rien fait du tout / Rien fait pour nous », scande Le chœur. « J'ai traité le sujet à l'inverse, poursuit Messina, en affirmant que c'est nous, collectivement, qui devons être ce héros, plutôt qu'un personnage derrière lequel on se cacherait : « Des exploits pour rien / Des histoires pour tout ». Pour l'auteur qui veut en finir avec le culte des héros (Hercule, dernier acte, titre-t-il!), le protagoniste, anti-héros, est, pour lui, cette figure protéiforme, paradoxale, puissant autant que lâche, violeur de femmes, bisexuel, dont il évoque la double origine, divine et terrestre, sur le ton facétieux et plein d'humour qui va irriguer tout le livret : « De haut en bas de bas en haut / Toujours Hercule entre les deux ».
Dans les premières minutes plongées dans le silence, des ombres se profilent derrière le grand écran installé en fond de scène, celles agitées des cinq personnages qui arrivent sur scène. Ce sont les voix du chœur face au guide/coryphée qui devra répondre à leurs questions, leurs attentes, leur angoisse au vu de l'état du monde actuel : « Que reviennent les traquets rieurs / Les insectes dans les réverbères, dans les haies, dans la terre / L'hiver blanc et l'éternité des glaciers », nous dit le poète amoureux de la nature. Pour signifier de manière saisissante le désastre écologique, Moultaka choisit de projeter sur l'écran un paysage luxuriant baigné de lumière dont l'image se décolore petit à petit jusqu'au noir et blanc d'une terre désertique et calcinée.
Pas d'instrumentistes sur scène sinon la grosse caisse (l'instrument du rituel moultakien) qui entre en vibration et hachure l'espace de ses chocs lourds dans certains moments paroxystiques. Dans Hercule, dernier acte, c'est la partie électroacoustique, courant durant tout le spectacle, qui se substitue à l'orchestre, un flux aussi riche qu'évocateur qui embrase l'espace dès le début. Il charrie un matériau incandescent, gorgé de clameurs lointaines, du youyou des femmes marocaines aux instances bruitées et autres éclaboussures de percussions métalliques : un environnement sonore à l'intensité soigneusement dosée qui crée un espace de tension autour des voix et entretient un souffle onirique d'une grande beauté. La toile sonore est entendue pour elle-même dans ce passage émouvant où l'on voit arriver de loin, dans la vidéo, « une Cassandre » qui se retrouvera quelques secondes plus tard propulsée sur scène pour délivrer son lot de messages alarmants.
Quoique surtitré, le texte du livret reste toujours clairement audible. L'écriture vocale balance entre le parlé (rythmé) et le chanté pour Le guide (le baryton Patrice Balter très éloquent), dans une manière qui questionne le genre de l'opéra autant que celui de la tragédie antique ; la voix du chœur est solidaire, souvent recto-tono, entre révolte et lamentation, imprécation et scansion rythmique, virulente lorsqu'elle assène ses refrains et autres slogans (« Jamais assez, jamais assez »). Nombre de solos, où la voix se libère, sont confiés aux cinq autres chanteurs, tous vaillants et éminemment réactifs (Émilie Husson, soprano, Saskia Salembier et Alice Fagard, mezzo-sopranos, Xavier de Lignerolles, ténor et Cyrille Gautreau, basse) sous la direction la plus discrète possible de Roland Hayrabedian qui se déplace de cour à jardin selon la position des chanteurs.
Au mitan du spectacle, Patrice Balter/Le guide quitte le plateau pour se retrouver dans la vidéo, face à la grotte où se tient Hercule qu'il est venu chercher. Zad Moultaka a choisi de ne pas incarner le héros démystifié (« Les héros n'existent qu'en rêve ») dont, dans un premier temps, seuls les mots s'affichent sur l'écran. Dans le long monologue où Hercule tente de s'expliquer face à une foule qui lui demande de reprendre ses travaux, c'est une voix de synthèse qui s'entend à travers les haut-parleurs, neutre et distanciée : « Pantin pétochard, image sur papier glacé », souligne le livret…
Avec cette manière puissante qu'il met à l'œuvre dans la mise en scène pour rendre captifs l'œil autant que l'oreille, Zad Moultaka fait progressivement avancer les chanteurs vers le public dans un processus de rapprochement saisissant. Le chœur est distribué de part et d'autre de l'allée centrale avant qu'il ne se positionne face aux spectateurs, et au même niveau qu'eux, pour un dernier assaut solidaire. Délaissant le héros fatigué, les protagonistes invoquent Gaïa, personnification de la terre nourricière, afin que s'accomplissent leurs propres exploits, « pour sauver les beautés de la terre /Et les reflets des mers où se voit l'univers ». Au plus fort de l'énergie, l'incantation des voix prend ici une dimension ritualisante.
Sisyphe : entre ciel et terre
Arpentant le Dauphiné mythique, le Festival Berlioz investit cette année un nouveau site face au Vercors et en surplomb de l'Isère, celui du Couvent des Carmes à Beauvoir-en-Royans. C'est dans la Chapelle du Couvent des Carmes que Zad Moultaka fait tourner sa nouvelle installation Sisyphe, convoquant la vidéo, le support électroacoustique et l'ensemble Musicatreize dont les voix ont été enregistrées.
Sisyphe est le troisième volet d'un triptyque comprenant Le déluge (fruit d'une résidence à Kerguéhennec) et Ejecta (commande du musée d'art moderne de Beyrouth pour sa réouverture). Moultaka y conjugue les deux énergies contraires, le mouvement de chute de Déluge (brassant quelques 15000 photos formant la trame hétérogène de l'image) et le surgissement ascendant d'Ejecta dans l'incandescence de ses rouges voluptueux, deux forces agissantes qui vont s'affronter. Projetée sur les quatre murs de la Chapelle, la vidéo exerce son pouvoir immersif, déployant un nuancier de couleurs et de lumière d'une troublante beauté que vient rehausser le flux bruité de l'électroacoustique. Pour la partie chorale, Moultaka a mis en musique le poème Sisyphe (extrait des Fleurs du Mal) de Baudelaire : « Mainte fleur épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes profondes ». Les voix sont diffusées sur la couronne de haut-parleurs, mêlant au mouvement des images leurs propres trajectoires. L'expérience perceptive d'une indicible émotion s'origine et se referme dans le noir.
Crédit photographique : © Festival Berlioz
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