Pour la seule gloire de Bach, sa Passion selon Saint-Matthieu à Vézelay
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Vézelay. Basilique Sainte-Marie-Madeleine. 24-VIII-2023, 20h. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Passion selon Saint-Matthieu, BWV 244 (1736). Gli Angeli Genève ; Maîtrise de Dijon ; Stephan MacLeod, basse et direction ; Werner Güra, Évangéliste ; Alessandro Ravasio, Jésus ; Miriam Allan, Aleksandra Lewandowska, sopranos ; Alex Potter, Stéphanie Guérin altos ; Guy Cutting, Valerio Contaldo, ténors ; Matthew Brook, basse.
Pour leur 23e édition, les Rencontres musicales de Vézelay continuent de faire souffler tous les vents de l'inspiration sur la « Colline éternelle » dans une programmation mêlant le sacré au profane, et d'attirer en foule les pèlerins mélomanes. Avec la Passion selon Saint-Matthieu, œuvre exceptionnelle, ferveur et émotion dominent à la basilique Sainte-Marie-Madeleine.
« Du murmure à l'éclat », comme l'écrit François Delagoutte, directeur de la Cité de la voix, dans son avant-propos au programme du festival : c'est bien ainsi qu'il faut entendre l'exécution de Stephan MacLeod, fondateur et directeur artistique de l'ensemble Gli Angeli (Genève), à la fois respectueux de la partition d'une œuvre hors norme et soucieux d'en rendre le caractère à la fois religieux et dramatique.
Les organisateurs des Rencontres musicales de Vézelay ont eu la bonne idée de faire précéder leurs concerts du soir par une « mise en oreille » donnant quelques clés de lecture des œuvres données. À 18 heures donc, rendez-vous dans la « grange » de la Cité de la voix pour une mini-conférence réunissant, autour de François Ernenwein, ex-rédacteur en chef de La Croix, Stephan MacLeod et le musicologue Guy Gosselin. Ce dernier commence par retracer à grands traits l'histoire de la passion en tant que partie de la liturgie puis oratorio, la mauvaise interprétation des deux Passions de Bach par les critiques du XIXe siècle, puis la redécouverte du genre avec Nikolaus Harnoncourt jusqu'à sa renaissance compositionnelle avec Arvo Pärt et Sofia Goubaïdoulina. Quant à Stephan MacLeod, il justifie en quelque sorte son respect de la partition en rappelant que les contemporains de Bach connaissaient par cœur tous les chorals avant même de savoir lire et écrire. C'est pour eux que le tout nouveau Cantor de Leipzig, pour qui prévaut la parole, écrit les chorals de sa grande Passion : simple, accessible, même si le librettiste Picander a bonifié les textes, le choral rassemble les croyants. Ce soir, les chorals, véritables parenthèses spirituelles entre deux récitatifs, réuniront les mélomanes. Voilà pourquoi prime le texte dans l'interprétation de MacLeod, qui dit son attention au devoir d'intelligibilité par un phrasé ménageant les césures et les silences (CD Claves, 2020). En effet, le public pourra ressentir une vraie respiration de la musique, qui va legato tout en vivant les épisodes d'une tragédie. Aussi la mort du Christ sera-t-elle un vrai moment déchirant.
L'importance donnée au texte explique aussi en quoi l'interprétation de ce soir innove sur deux points. Premièrement, les chanteurs (la Maîtrise de Dijon, placée tout devant dans la largeur de la nef, plus les ripiénistes ainsi que les solistes, répartis en deux chœurs autour du centre de la scène) ne sont plus derrière les instrumentistes (deux orchestres formant ici deux arcs de cercle extérieurs), le chef étant aussi chanteur et devant être vu par tout le monde. Deuxièmement, il n'y a plus que deux personnes par registres dans les moments impliquant la turba, car, selon le chef, les différentes voix d'une foule s'entendent alors bien, tandis qu'un chœur massif les noie dans un halo abstrait, ce qui, en effet, s'entendra à merveille plus tard. Enfin, Stephan MacLeod met en évidence les quatre strates narratives sur lesquelles se déploie le drame : le temps biblique des faits, l'actualité d'une sorte de péplum où Matthieu fait parler au présent des personnages historiques, le choral luthérien des fidèles du XVIe siècle et les poèmes écrits par Picander dans le style du début du XVIIIe siècle.
Le décor sur lequel vont prendre place les musiciens : les arcs-doubleaux en plein cintre et bicolores de la nef élégamment éclairée de bleu, de rouge et de vert. La basilique est pleine. La Passion s'ouvre sur un tempo plutôt lent quoiqu'assez alerte, mais on sent tout de suite une acoustique qui étouffe et écrase un peu, surtout les graves dans les tutti. Cette petite réserve faite, et sans revenir sur les moments attendus d'une œuvre archicélèbre – même s'il est à noter une grande différence d'énergie dans l'exécution de la première et de la seconde partie de l'œuvre, la seconde étant beaucoup plus vitaminée –, on appréciera globalement l'équilibre entre les instruments et les voix (dans les récitatifs mettant en relief individuellement les interprètes, tout comme dans les tutti), l'enchaînement naturel des différentes péripéties d'un oratorio proche d'un opéra, le recueillement baignant l'ensemble et bannissant tout maniérisme, la tension dramatique ménageant des sentiments opposés (douleur, piété confiante, exaltation de la foule haineuse, morgue des grands prêtres…), la puissance expressive permanente… sans oublier la beauté des voix.
À commencer par Werner Güra, l'Évangéliste : absolument époustouflant dans son rôle de narrateur à la fois témoin et apôtre. Alors que l'acoustique un peu sourde ne rendait pas tout à fait grâce aux masses, les voix solistes s'élevaient parfaitement sous les voûtes, en particulier celle du ténor, les moindres inflexions de cet observateur presque imperturbable mais subitement dépassé par ses sentiments et fondant dans un pianissimo avec un naturel tout en retenue. La soprano Aleksandra Lewandowska, dont on aime la voix bien timbrée, surprend par un ton volontaire sans aucune agressivité, une exaltation maîtrisée et le ménagement de quelques crescendos subis dans l'aigu. Très important dans la répartition des interventions solistes, le contre-ténor Alex Potter incarne à lui seul la douleur d'une humanité ayant perdu son sauveur. Son interprétation très incarnée retient le souffle non seulement du public, mais également des autres musiciens, pour un moment suspendu, inimitable, unique en somme. Autre irruption opératique, celle du ténor Valerio Contaldo, à la voix chaude, très timbrée, à l'interprétation joueuse, nuancée et enthousiaste. Il faudrait citer d'autres solistes, par exemple Stephan MacLeod lui-même, basse puissante et convaincante dans le rôle de Judas, et bien sûr Alessandro Ravasio, incarnant un Jésus assez absent à notre goût et un peu trop coincé dans sa majesté sévère.
Il faut également mentionner les excellents instrumentistes, tous très présents individuellement (le hautbois, les traversos, la viole de gambe…) et en même temps parfaitement intégrés à l'ensemble.
Une standing ovation conclut le concert. Visiblement très ému, Stephan MacLeod, qui aura été en tant chef et chanteur un spectacle à lui tout seul, remercie chaleureusement les auditeurs avant de brandir sa bible : la partition de Jean-Sébastien Bach.
Crédits photographiques : © Vincent Arbelet
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