Nouvelle épopée troyenne au Festival Berlioz : Quitter Carthage
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La Côte Saint-André. Château Louis XI. 22 et 23-VIII-2023. Hector Berlioz (1803-1869) : Les Troyens, sur un livret d’Hector Berlioz d’après L’Énéide de Virgile. Avec : Alice Coote, mezzo-soprano, (Cassandre) ; Michael Spyres, ténor (Énée) ; William Thomas, basse (Priam/Narbal) ; Ashley Riches, baryton-basse (Panthée) ; Adèle Charvet, mezzo-soprano (Ascagne) ; Lionel Lhote, baryton (Chorèbe/Sentinelle I) ; Alex Rosen, basse (Spectre d’Hector/Mercure/Sentinelle II) ; Rebecca Evans, soprano (Hécube) ; Paula Murrihy, mezzo-soprano (Didon) ; Beth Taylor, mezzo-soprano (Anna) ; Laurence Kilsby, ténor (Iopas/Hylas). Monteverdi Choir et Orchestre Révolutionnaire et Romantique, direction : John Eliot Gardiner, Dinis Sousa
D'aussi loin que l'on remonte, l'extraordinaire opéra de Berlioz a connu une suite quasi-ininterrompue de vicissitudes. Qui aurait cependant pu se douter que, pour la seconde invitation faite aux Troyens à se produire dans un Festival Berlioz que Bruno Messina avait rêvé « Mythique » (intitulé de l'édition 2023), le ver qui s'acharnerait à en grignoter le génie était depuis longtemps à l'intérieur…
La nouvelle a fait le tour du monde en une nuit, celle pendant laquelle les forces victorieuses de La Prise de Troie avaient prévu un repos du guerrier amplement mérité, avant de filer le lendemain vers Carthage : il n'en fut rien, le capitaine en chef de l'expédition ayant préféré diriger sa boussole vers les brumes de la perfide Albion plutôt que vers les plages de la Tunisie, après qu'un différend avec un des moussaillons de service eut fait sombrer corps et âme le maestro Gardiner dans la folie du pouvoir assoluto.
Même si les préférences en la matière sont affaire de goût, on contestera en vain que John Eliot Gardiner reste, malgré l'avènement de François-Xavier Roth, un des grands chefs berlioziens de notre temps. Impossible d'oublier que ce sont ces messieurs les Anglais qui ont tiré les premiers et qui ont appris aux Français, frappés comme leur idole allemande de surdité, que leur Beethoven s'appelait Berlioz. Bien que moins profond que le pionnier en chef Colin Davis, John Eliot Gardiner reste l'héritier de cette lucidité anglaise face au génie.
Un chef berliozien est d'abord un chef qui ne coupe pas dans Berlioz. Et Gardiner ne coupe pas Berlioz. Contrairement à ses collègues français. Une tradition qui remonte à une création qui n'eut jamais lieu: en 1863, six ans avant sa mort, Hector, privé de Prise de Troie, n'eut droit qu'à ses Troyens à Carthage, déjà amputés. En 1990, à l'occasion de son inauguration, l'Opéra Bastille avait cru s'ériger en vengeur: l'idée, splendide, ne tiendra pas promesses, Myung Wun Chung ayant coupé tous les ballets, pièces aussi maîtresses que les autres numéros (au total 52 !). En 2019, même avec une mise en scène plus impressionnante, Philippe Jordan, si respectueux de Wagner, n'eut aucune pudeur de gazelle à faire de même. Même si « quand Paris regarde la Province, la distance n'est pas que géographique » (on ne se lassera jamais de ce bon mot de Bruno Messina), il est clair qu'à ce jour, en France, hormis la version Gardiner au Châtelet en 2003, et plus encore celle, en tous points mythique, du trio Baudo/Leiser/Caurier (1987) à l'Auditorium de Lyon, seul le Festival Berlioz aura à chaque fois assuré sa mission berliozienne. Contre vents et marées, ou, pour parler le Berlioz, contre feux et tonnerre. En 2020, une épidémie s'était glissée et avait séparé de deux années Troie, montée en 2019, et Carthage, donnée en 2021. En 2023, une nuit aura suffi pour que se produise l'impensable pour tous: Sir John a cassé son jouet.
La Prise de Troie : sombre nuit d'été
Un « jouet » qui, dès les premières mesures, est un cadeau de luxe. Gardiner lance l'offensive troyenne sans perdre une seconde, son orchestre (Révolutionnaire et Romantique) et son chœur (Monteverdi) chauffés à blanc. La puissance d'attaque des voix est suffocante, la prononciation est confondante (« Le cheval ! le cheval ! »), l'effectif pléthorique du Monteverdi Choir parvenant même (ce sera une constante jusqu'à Carthage) à être plus compréhensible que certains solistes. Contrairement à celle élue par Roth pour son épopée troyenne de 2019/2021, la distribution de Gardiner est majoritairement anglophone. Alice Coote, bien que jouant d'un cuivre grave qui fait forcément son petit effet, ne peut faire oublier Isabelle Druet, mais cette nouvelle Cassandre anglaise, opulente, engagée, reste correcte et vaillante. Presque dix ans après son merveilleux Faust de 2014, Michael Spyres fait entendre une entrée d'Enée plus barytonnante, moins déliée que celle immortalisée par l'enregistrement de Nelson. Lionel Lhote, un des barytons français les plus prenants du moment, est un Chorèbe intense et concerné. Adèle Charvet, confondante de naturel, très attachée au texte, annonce déjà le gracieux Ascagne qu'elle incarnera plus avant à Carthage. Le public découvre, en fantôme d'Hector, le galbe envoûtant du jeune Alex Rosen, déjà très remarqué à Bâle et à Aix. La présence d'Ashley Riches est un gage solide pour les quelques mesures de Panthée, et même pour celles du soldat grec envoyé au charbon depuis la salle. Quelques mesures également pour le Priam de William Thomas, l'Hécube à la subtile présence de Rebecca Evans, tous fort heureusement conviés à l'Ottetto, dont la puissance architecturale n'en finira jamais de suffoquer. La lecture de John Eliot Gardiner avance sans cesse, plus ivre de sa propre brillance historiquement informée que de la traque des zones d'ombre (harpes un peu sous-estimées), l'urgence visant, après l'entracte, un suicide collectif des Troyennes qui laisse le public en état de sidération. Vite, la suite…
Les Troyens à Carthage : cette belle journée qui dans nos souvenirs doit rester à jamais
On n'avait encore jamais entendu un chef inconnu acclamé à la fois en-deçà et au-delà de son podium avant d'avoir fait entendre la moindre noté : c'est fait ! Le moins que l'on puisse dire, c'est que Dinis Sousa, aura fait, à La Côte Saint-André, une entrée en fanfare. Le jeune assistant de John Eliot Gardiner (quelle judicieuse idée d'avoir confié le gouvernail de la flotte troyenne à celui qui a assisté à son embarquement) prend à bras-le-corps le troisième Acte qu'il mène en quasi-finale d'opéra: les deux chœurs introductifs, dont le solaire Gloire à Didon avec toutes ses reprises sont galvanisants, définitivement délestés de la gangue pompière dont les ricaneurs les ont trop longtemps affublés. Paula Murrihy, Oktavian du merveilleux Chevalier dublinois de Bruno Ravella, avait a priori fort à faire pour faire oublier la Didon de 2021 (Isabelle Druet, encore) : la mezzo irlandaise met immédiatement la salle dans sa poche par la grâce de son grand talent de comédienne, la perfection de son français (de ses « Chers Tyriens », à sa « louve hideuse »). Même si les dernières scènes la placent en-deçà de sa collègue française en terme de puissance tragique, elle est une Didon de grande qualité. De même que Beth Taylor, autre perle carthaginoise, véritable concentré d'empathie, qui donne un relief inattendu à Anna : joyeuse, mutine, gourmande, excellente fêtarde au moment du Pas d'Esclaves nubiennes, jouant d'un timbre abyssal enveloppant irrésistible. Autre révélation : le splendide ténor de Laurence Kilsby à qui échoient Iopas et Hylas. William Thomas, ex-moussaillon maltraité d'une sombre nuit d'été, est un Narbal au grave profond, difficilement déridable (le Panthée d'Ashley Riches aura tout essayé…). On goûte aussi la suprême élégance du duo de Sentinelles confié à Lhote et Rosen, ressuscités d'entre les morts. L'Enée de Michael Spyres, d'un lyrisme gracieux, se voit contraint aujourd'hui de lutter avec le crucifiant Inutiles regrets pour préserver la fluidité du chant. Les plages (symphoniques) de Carthage révèlent le geste de Dinis Sousa, précis, nerveux, très Sir John. On espérait entendre le finale plus développé que ce dernier avait bricolé pour le Châtelet. C'est la conclusion traditionnelle, plus expéditive, rarement complètement bien rendue, qui conclut un peu abruptement ce voyage à Carthage spatialisé, mis en espace et en lumières, haut en couleurs et en émotions puissantes. Les ovations debout, interminables, devraient définitivement tuer dans l'œuf toute envie de couper ne serait-ce qu'une seule mesure de cette œuvre mythique.
On pensait, en 2021, qu'après avoir monté Les Troyens, Bruno Messina avait réalisé son rêve de faire entendre tout Berlioz à La Côte (rappelons que l'intégrale Erato a dû faire appel aux archives du festival). Rien n'interdit plus dès lors, après ce retour inespéré, d'imaginer qu'après avoir été monté en deux ans, puis en deux jours, cet opéra revienne une troisième fois éclabousser le Festival Berlioz de son ardente inspiration, mais cette fois en… une seule soirée. Et pourquoi pas, à l'instar de Birgit Nilsson et Gwynneth Jones dans Tannhäuser, avec le double bill Cassandre/Didon déjà testé in loco par Isabelle Druet.
Crédits photographiques : © Bruno Moussier
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