Du hors-piste à l’opéra sur le pont du Vaisseau fantôme de Tcherniakov
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Dmitri Tcherniakov à la barre du Fliegende Holländer, c'est toute l'Histoire de l'opéra qui vire de bord actuellement à Bayreuth. Le Kinder ! Macht neues ! de Wagner s'invite en passager clandestin dans la cale du Vaisseau fantôme lancé à plein régime au large de son livret, et qui, une fois l'ancre ainsi levée, n'entrave nullement l'arrivée à bon port d'une production qui restera dans les annales.
Le Hollandais Vengeur de Tcherniakov
Troisième traversée actuellement à Bayreuth pour Le Vaisseau Fantôme mis en scène par Dmitri Tcherniakov, dont le synopsis inédit, qui ne doit plus rien au compositeur, a été par deux fois scruté dans ces colonnes. A l'instar du Ring de Chéreau, il embarque à son bord, année après année, son lot de passagers wagnériens, même les plus sourcilleux. Comment expliquer un tel tour de force ?
Au plan musical, c'est globalement irrésistible. La direction bouillonnante d'Oksana Lyniv (version avec Rédemption par l'amour, qui rend, par contraste, l'incendie final de cette production encore plus désespérant) emporte tout sur son passage, même le chœur un peu dessoudé au tout début du III. Le Hollandais 2023, c'est Michael Volle, plus en phase avec la tessiture du rôle que ne le fut, à la création (DVD DG), John Lundgren. Du grave à l'aigu, la voix, capable d'infinies nuances (Die Frist ist um), reste immense. Tout en y percevant encore le merveilleux Sachs que le chanteur incarna dans les Meistersinger de Barrie Kosky (autre production historique), on frissonne devant la violence noire et déterminée du Hollandais Vengeur imaginé par Tcherniakov. On imaginait irremplaçable la Senta adolescente d'Asmik Grigorian (2021): Elisabeth Teige en reproduit la gestique si originale derrière laquelle on devine la patte du grand directeur d'acteurs qu'est indiscutablement le grand metteur en scène russe. Décidément sur tous les lignes de front de 2023 (Elisabeth hier, Sieglinde avant-hier), la chanteuse venue du froid s'enflamme avec Senta qui lui fait dépasser le Cap Horn du redoutable ambitus d'un rôle qu'elle assure d'une voix généreuse, chaleureuse, et bien projetée : un engagement de style torche vive d'autant plus bouleversant que le spectateur sait, lui, que son personnage d'amoureuse à sens unique est voué par Tcherniakov, à n'être de surcroît que le jouet d'une vengeance. L'intelligence tranquille de Georg Zeppenfeld se décèle même dans les rôles de méchants et s'insinue à loisir dans la psyché inédite de ce Daland d'ordinaire seulement vénal, mais ici glacial et volage, désigné du doigt en fabricant de malheurs : du Hollandais, de Senta, d'Erik, et même de sa femme Mary, incarnée par une Nadine Weissmann dont la crête vocale, à l'érosion déjà perceptible dans son Erda avec Castorf, tranche quelque peu dans un aréopage d'aussi haute volée. Fraîchement embarqué lui aussi, Tomislav Mužek ensoleille son Erik wagnérien d'une tombeuse italianità puccinienne. Attilio Glaser tient aussi solidement qu'en 2021, la barre de ce Vaisseau qui finit dans la sidération et les flammes. Tcherniakov ayant été attendu en vain aux saluts de ce soir de première, on déplore de n'avoir pu mesurer la vitesse de croisière de sa popularité. Son Vaisseau, qui fait jeu égal avec celui, mythique, d'Harry Kupfer, est un autre cauchemar éveillé, magnifié par la savante lumière brumeuse que Gleb Filshtinsky pose sur les allées et venues du décor de Monopoly hanséatique imaginé par le metteur en scène soi-même. Un spectacle haletant, tellement riche de sens, que, dans les rues de Bayreuth, on pouvait encore surprendre, passé minuit, des questions, de la part même de ceux qui avaient été emballés : « Mais… avez-vous bien compris pourquoi Mary, à la fin, tue le Hollandais ? »
Lorsque le pèlerin du XXIe siècle se rend à Bayreuth avec un néophyte, son travail est double. Il lui faut résumer deux livrets : celui de Richard Wagner ET celui du metteur en scène. L'édition 2023 s'est révélée à cet égard parfaitement exigeante. L'Allemand Tobias Kratzer nous obligea à répondre à la question : « Mais pourquoi y a-t'il des clowns dans Tannhäuser ? ». De la même façon, l'Autrichien Valentin Schwarz nous fit suer double avec la saga familliale de son Ring. Toutefois l'un comme l'autre, même s'ils s'en écartaient régulièrement, restaient pour l'essentiel attachés à suivre la piste de leur livret respectif. Avec le Russe Dmitri Tcherniakov, il en va tout autrement, qui, à la manière de ces skieurs amateurs de sensations fortes préférant le hors-piste à la ligne panurgienne, décide de s'affranchir TOTALEMENT du livret de l'opéra archi-célèbre de Wagner, qu'on l'a précisément chargé de mettre en scène. Le Hors-piste à l'opéra est une idée folle, convenons-en. Stupéfaction : ça fonctionne ! Mais comment est-ce possible…
Le Livret 1 est connu. Passons au Livret 2. Donc. Mary est mariée avec Daland. Mais Daland a couru le guilledou avec la mère de H. (ainsi se nomme le Hollandais version Tcherniakov) puis a abandonné aux lazzi et quolibets de tout le village cette femme amoureuse qui se pend sous les yeux de son fils. L'enfant a grandi… Après avoir quitté le lieu qui l'a vu naître, l'adulte qu'il est devenu y revient pour venger sa mère et ainsi apaiser son âme dévastée par ce traumatisme originel. Le twist de l'assourdissant coup de carabine avec lequel Mary l'abat au finale laisse supposer que l'enfant témoin des ébats de sa mère pendant l'Ouverture est aussi celui de Daland. Senta est la fille de Daland, comme l'indique Wagner dans le livret 1, mais aussi de Mary, comme l'indique Tcherniakov dans le livret 2. Le Hollandais et Senta version Tcherniakov sont demi-frère et sœur et ne peuvent s'aimer. Un destin qui, de toute façon, n'intéresse pas H., dont le désir de vengeance a définitivement castré le désir amoureux. Le livret 2 (de Tcherniakov) n'aura gardé du livret 1 (de Wagner) que le destin d'un être fracassé qui ne trouvera jamais le repos. Tcherniakov, diabolique, ajoute à ce lourd karma la possibilité que Mary et H. ont pu être amants, ce que peut laisser supposer le portrait qu'elle cache dans son sac : pour pérenniser ce souvenir de sa jeunesse ou pour préserver celle de Senta ? On a beau scruter les emblématiques scènes de la Ballade et du Repas à quatre : Tcherniakov nous laisse finir le travail, comme dépassé par ce secret de famille qui, comme beaucoup de secrets de famille, seront peut-être emportés dans la tombe de leurs victimes.
Même sous le choc (et pour longtemps) de cette relecture, on se demande encore aujourd'hui ce qui a pu passer par la tête du metteur en scène russe pour avoir envie de s'affranchir à ce point d'un livret déjà excellent ? Sa volonté de créer l'événement ? De se démarquer à tout prix? Ou tout simplement son empathie pour les seconds couteaux du répertoire d'opéra : Mary, Barberina, Iopas, Annina, Spoletta, Narraboth, Monsieur Triquet, la liste est longue de ces personnages secondaires qui piafferaient dès lors de s'emparer du premier plan…
De fait, ce Vaisseau fantôme qui intronise les débuts de Tcherniakov à Bayreuth ne surgit pas de nulle part. Il est la figure de proue d'une démarche (le « Hors-piste » donc) qui ne date pas d'hier. Dix ans après sa première mise en scène d'opéra à Novossibirsk, l'Eugène Onéguine de 2008, qui fit connaître Dmitri Tcherniakov, délocalisait à l'intérieur, autour d'une table de salle à manger, un duel que Tchaïkovski avait prévu à l'extérieur sous la neige : le temps d'une unique scène. Son Don Giovanni de 2010, vu à Aix-en-Provence, voyait toute sa distribution reliée par des liens familiaux : c'était plus audacieux encore. En 2015, le DVD de son Dialogues des Carmélites de 2010 pour Munich, sous la pression des ayants-droit, était retiré des bacs (avant de les réintégrer en 2018) après que le metteur en scène russe eut préféré sauver les religieuses de Poulenc plutôt que de les guillotiner : un grand écart certes, mais qui fonctionnait diablement! Son Parsifal berlinois de 2015 transformait le parangon d'humanité nommé Gurnemanz en zélateur sectaire qui finissait par poignarder Kundry, la seule femme intolérée de son monde d'hommes : assez logique, surtout par les temps qui courent. Son Pelléas zurichois de 2016 était une séance de thérapie familiale: une façon inespérée de jeter à l'eau, après des décennies d'impatience agacée, l'opacité des personnages de Maeterlinck. Ses Troyens parisiens de 2019, après un premier Acte guerrier en tous points palpitant, trouvaient refuge dans un Centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre: tellement inhabituel mais tellement logique, tellement compassionnel, et au bout du compte tellement bouleversant (la vraie mort de Didon que tous les patients croyaient fictive!) Le geste le plus préfiguratif du Vaisseau bayreuthien, sa soeur aînée, a-t'on envie de dire, reste bien évidemment la Carmen de 2017 pour Aix-en-Provence: plus d'Espagne, plus de contrebandiers, plus de corrida, seulement un couple en crise auquel une comédienne jouant l'héroïne de Bizet va tenter de redonner élan et désir. Tcherniakov atteignait là, au moyen d'allers et retours virtuoses entre fiction et réalité, des sommets de manipulation, aussi bien envers son personnage qu'envers son spectateur, ce dernier, coeur sec ou non, finissant, comme Don José, en larmes sur son canapé. Quant à son récent Cosí fan tutte, façon Funny Games de Michael Haneke, assurément le spectacle le plus marquant d'Aix 2023, monté avec des chanteurs dont l'âge avancé et la connaissance des rôles était un des moteurs du spectacle, il creuse jusqu'à l'os un scénario inédit que l'on croirait tendu par le scalpel de Da Ponte soi-même. Mozart chez les échangistes ! a-t'on pu lire. Mais n'est-ce pas précisément ce que propose le livret de Cosí, un des plus sexy qui soient ? Tcherniakov a d'abord traqué l'appétit voyeuriste de son spectateur, pour mieux le terrifier par un véritable snuff opéra : terrifiant, difficilement supportable, surtout par un étouffant un soir d'été sous le chant des cigales, mais génial.
Changer un livret sans en changer les paroles ou la musique est certes une entreprise peu banale, et qui peut choquer même le spectateur curieux, comme Wagner l'espérait, de voir du nouveau. Mais ce tour « en force » (on ne le niera pas) est aussi un tour de force. Un tour de force d'autant plus impressionnant quand l'essai est transformé comme il l'a été par la Carmen aixoise et Le Vaisseau fantôme bayreuthien. Deux titres que l'on pourra aisément citer lorsqu'il s'agira de démontrer qu'au XXIe l'on ne s'ennuie décidément pas à l'opéra.
Si l'on excepte son assommant Trouvère bruxellois de 2012 avec son unité de lieu autour d'un jeu de rôles parfaitement incompréhensible (un Verdi n'y retrouverait pas ses Léonore) qui va même jusqu'à décourager de refaire le voyage (ce qui n'est jamais le cas avec les autres opéras qu'il a mis en scène), Tcherniakov, travailleur acharné, est assurément un des grands metteurs en scène d'opéra de notre époque, comme on a pu s'en rendre encore compte avec son récent Ring berlinois, situé dans un Centre de Recherches. Son style peut paraître plus froid que celui d'un Kratzer, certainement, à l'heure actuelle, un des metteurs en scène d'opéra parmi les plus doués, sur le plan strictement narratif, avec Robert Carsen. Si l'on excepte le répertoire spécifiquement russe qu'il ne peut toutefois s'empêcher de chantourner malgré tout, Tcherniakov, plus radical que ces deux brillants collègues, et donc moins immédiatement séducteur qu'iceux, donne du coup, le sentiment de davantage questionner, voire malmener la tradition. Alors qu'il ne fait qu'ouvrir les yeux de son spectateur, et forcément, par-delà, son esprit.
Une porte s'est donc ouverte en 2023 à Bayreuth, une de plus, et pas uniquement devant les pas des wagnériens, lesquels peuvent vraiment se réjouir de posséder autant d'images différentes de leurs œuvres fétiches. L'on ne sait à l'heure actuelle si le « Hors-piste » tcherniakovien fera tache d'huile (avec peut-être le passionnant Tristan et Isolde de Simon Stone), ni même ce que le metteur en scène russe, encore jeune, fera du prochain opéra qui lui sera confié. En attendant, plutôt que s'évertuer à dénoncer la dictature des metteurs en scène actuels, l'enfant gâté qu'est l'amateur d'opéra aujourd'hui préférera se réjouir que, grâce à eux, la mariée soit si riche.
Crédits photographiques © Enrico Nawrath
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