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Bayreuth. Festspielhaus. 3-VIII-2023. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde, opéra en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Roland Schwab. Décors : Piero Vinciguerra. Costumes : Gabriele Rupprecht. Lumières : Nicol Hungsberg. Vidéo : Luis August Krawen. Avec : Clay Hilley, ténor (Tristan) ; Catherine Foster, soprano (Isolde) ; Georg Zeppenfeld, basse (le Roi Marke) ; Markus Eiche, baryton (Kurwenal) ; Christa Mayer, mezzo-soprano (Brangäne) ; Ølafur Sigurdarson, basse (Melot) ; Jorge Rodríguez-Norton, ténor (un Berger) : Raimund Nolte, baryton-basse (un Timonier) ; Siyabonga Maqungo, ténor (un jeune Matelot). Chœur du Festival de Bayreuth (Chef de chœur : Eberhard Friedrich), Orchestre du Festival de Bayreuth, direction : Markus Poschner.
Après le Tannhäuser de Tobias Kratzer, Le Vaisseau fantôme de Dmitri Tcherniakov et le Ring de Valentin Schwarz, le Tristan et Isolde mis en scène par Roland Schwab, fait assurément figure de spectacle idéal pour conclure le très instructif Voyage à Bayreuth 2023.
Même si l'on s'est passionnément intéressé, cette année, à toutes les propositions originales invitées au Festspielhaus par une Katharina Wagner bien décidée à pérenniser le vœu de son arrière-grand-père, ce fameux Kinder ! Macht Neues! que d'aucuns veulent balayer d'un expéditif « Oui, mais pas ça ! », quel délice que l'abandon à ce Tristan et Isolde sans histoire(s) ! En tous cas sans autre histoire que celle de son propre livret, si l'on excepte la superposition à la triste chanson du couple mythique de la présence muette d'un couple inédit : des enfants paisibles longuement blottis l'un contre l'autre sur le Prélude du I, devenus adultes au mitant du II, et enfin vieillards au terme du III, heureux lauréats d'une vie amoureuse sans histoire, qu'Isolde célèbre au finale, dans une Mort d'Isolde revue en ode à la passion qui dure.
Des mises en scène sans histoire de Tristan, on en a autant vu qu'on en a oublié, même à Bayreuth (Everding, 1974). Ce ne sera pas le cas avec le Tristan de Schwab, dont la scénographie fascine d'un bout à l'autre de la représentation. Le décor de Piero Vinciguerra, absolument sublime, fondant dans le même creuset les plateaux circulaires du Tristan de Wieland et les planètes perdues dans le cosmos du Ring de Wolfgang fait du Tristan de Schwab le médiateur providentiel des frères ennemis du Neues Bayreuth : une ascèse moderne, cernée par les lumières subtiles de Nicol Hungsberg, et magnifiée par la vidéo de Luis August Krawen, savamment mise à contribution dans le décor unique rêvé par le metteur en scène allemand, décor aussi crédible en pont de bateau, qu'en jardin ou en castel rongé par la luxuriance végétale. Nos colonnes ont déjà décrit cette scénographie percée de deux constellations elliptiques : celle du niveau inférieur, terrestre, reflète celle du niveau supérieur, céleste. Un espace mental en métaphore parfaite de la psyché des deux héros de Wagner, qui, bien que terrestres, ne cessent d'en appeler au cosmos. L'Acte I fait ainsi défiler dans la constellation supérieure des ciels à la Miyazaki, dont la renversante beauté sert de papier peint aux ombres chinoises des personnages secondaires à l'action principale qui se joue en contrebas, dans la constellation inférieure. Celle-ci, d'abord bleutée, ondule comme la surface d'un plan d'eau (la vidéo est troublante de réalisme), avant de devenir mare de sang à l'évocation de Morold, puis maelström dérapant en noir et blanc sous l'effet du philtre. Tristan et Isolde résistent pour ne pas être aspirés par ce trou noir ouvert sous leurs pieds : quelle parfaite métaphore du vertige de leur passion ! Au II, on ne se lasse pas davantage, comme dans la vraie vie, de regarder les étoiles qui ont remplacé les nuages, et se reflètent à leur tour au sol. Le III envoûte pareillement : on est longuement fasciné par l'image de Tristan gisant, en irradié de l'Amour, sur un lit d'étoiles qui semblent sortir de son propre corps. Schwab fond ainsi la plus vieille histoire du monde terrestre dans le monde céleste. L'intelligence d'une telle scénographie plonge le spectateur au cœur même de l'ouvrage, griffé au néon rouge, en bordure de son décor, et en sanscrit, par le mot : éternité.
La direction d'acteurs est sobre mais précise autour de quelques fondamentaux : la frontière à franchir ou pas entre l'ellipse centrale et ses abords, les silhouettes qui passent en contre-haut et en contre-jour, les héros se fondant dans le néant, aspirant lui aussi, d'un carré blanc… On n'oubliera pas non plus, sur le monologue de Marke, vu comme un interrogatoire dans une chambre des tortures, le surgissement d'une colonne de néons éblouissants sur Tristan. Les costumes de Gabriele Rupprecht (manteau-nuage pour Tristan au I, tenues immaculées intemporelles au II, manteau classieux de Marke au III) mettent eux aussi en valeur les chanteurs. Tristan et Isolde est l'opéra réputé le plus statique de Wagner : le Tristan de Schwab, comme avait réussi à le prouver celui d'Olivier Py à Genève, est, à sa façon, lente et hypnotique, un opéra sans cesse en mouvement dans l'Espace et le Temps.
Markus Poschner déroule une lecture affûtée (même si amputée de quelques mesures à l'Acte II, ce qui, à Bayreuth nest pas sans surprendre), soucieuse de mettre en valeur le spectaculaire orchestral parsemant parcimonieusement cet étonnant chef-d'œuvre pour les cordes : le Prélude est couronné de timbales particulièrement bien mises en avant, comme ce sera toujours le cas par la suite, tous les climax faisant leur effet maximum. C'est une lecture paisible, d'une indiscutable beauté, elle aussi animée d'une passion sans histoires. Difficile de s'esbaudir aux brèves interventions du chœur, surgi comme d'un tunnel et donnant l'impression d'avoir été pré-enregistrées : seraient-ce là les reliefs d'une production élaborée dans l'urgence (son effectif sans masse chorale devait servir d'éventuel ersatz post-pandémique de l'édition 2022) ? Tous les rôles secondaires sont impeccablement tenus (le Melot de luxe d'Ølafur Sigurdarson, le marin gracieux de Siyabonga Maqungo, le Pilote de Raimund Nolte, le Berger de Jorge Rodriguez-Norton). Georg Zeppenfeld et Christa Mayer reprennent respectivement Marke et Brangäne, déjà entendus in loco. Lui, égal à lui-même, aligne toujours les superlatifs en terme d'autorité émue ; elle, se surpassant vraiment, sa Brangäne semblant même rajeunie depuis la précédente production de Katharina Wagner, avec des appels en apesanteur remarquablement accordés à la traversée au ralenti que la mise en scène lui fait faire d'un bout à l'autre du jardin suspendu au bord de l'ellipse céleste. Markus Eiche excelle dans les rôles de confident : après le Wolfram de Kratzer, voici le Kurvenal de Schwab, en ami dévoué que Eiche investit de tout son corps, d'une voix étreignante. Catherine Forster ne semble pas davantage effrayée par la difficulté du rôle d'Isolde qu'elle ne le fut trois jours plus tôt par celui de Brünnhilde : impérieuse et humaine à la fois, elle semble même porter Clay Hilley, méritoire, mais un peu à la peine sur O sink hernieder et au bord de l'exténuation au III.
On déplore vraiment que cette production accueillie plus que chaleureusement (et davantage encore, on l'imagine, par ceux que Kratzer -« on n'est pas au cabaret », Tcherniakov -« il devrait essayer de supprimer la musique la prochaine fois », Schwarz -« vous y comprenez quelque chose ? » avaient irrités), n'a été joué que deux fois en 2022 comme en 2023. Quatre petits tours de piste pour une production aussi belle, et surtout capable de rassembler les wagnériens de tous bords, c'est vraiment du gâchis. Souhaitons que le festival, qui annonce un nouveau Tristan pour 2024, en conserve le sublime décor dans ses ateliers. Ou encore le prête à d'autres maisons d'opéra…
Crédits photographiques © Enrico Nawrath
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