Les volte-faces du Trio Fauve

Croisant les esthétiques et les genres et déployant toute la palette de ses couleurs instrumentales à travers un programme qui se veut ouvert et éclectique, le Trio Fauve (violon, violoncelle et accordéon) fondé en 2016 sort son premier CD sous le label Ameson où l'univers de la transcription côtoie celui des œuvres originales.

De Philippe Leroux à Kurt Weill, de Wolfgang Rihm à Camille Saint-Saëns, d'Alex Nante à Franz Liszt, l'affiche fait le grand écart et ménage des surprises. Les trois pièces écrites pour la formation du trio (dont une commande des Fauves) jouxtent cinq transcriptions réalisées par les interprètes, une manière d'intégrer le grand répertoire et de jeter des ponts entre l'héritage et la création.

Ce sont pour la plupart des tubes que les trois musiciens nous font redécouvrir (qui dit transcription dit recréation) sous des couleurs rafraichissantes. Chacun trouve sa fonction dans la Danse macabre de Saint-Saëns : Apolline Kirklar fait sonner le violon du diable et ses textures saturées ; l'élan de la valse est confié au violoncelle d'Annabelle Gouache et la rythmique implacable assurée par l'accordéon de Jean-Étienne Sotty. Ce dernier sait se faire discret et se fondre avec les cordes dans les entrées fuguées, maintenant partout ailleurs l'énergie d'une pulsation musclée et la richesse flamboyante des textures. Il rivalise de légèreté et d'acuité sonore (anches acérées et soufflet énergétique) dans la Mephisto Waltz de Franz Liszt (écrite pour piano) où violon et violoncelle sont en vedette, se relayant dans l'exposition du thème principal ; l'accordéon-feu follet est épatant, le violoncelle tout terrain et le violon rayonnant dans une partition que les instrumentistes, en parfaite synergie, nous font écouter autrement.

Le Trio Fauve a invité la soprano lyrique Angèle Chemin pour les deux chansons célèbres de Kurt Weill adaptées à la formation du trio. Le rythme de tango dans Youkali sied particulièrement bien à l'accordéon doublé par le violoncelle tandis que le violon brode dans l'aigu. On apprécie la diction claire d'Angèle Chemin et cette manière chaleureuse, collant à l'expression des mots, de faire vivre la chanson. Des qualités que l'on retrouve dans Complainte de la Seine où son registre de couleurs se nuance au sein d'une ligne mélodique plus retenue, allant des mots parlés à la scansion presque funèbre du texte soulignée par les pizzicatos du violoncelle et les longues tenues de l'accordéon.

Plus risquée (presqu'une gageure !) est la transcription des Sechs kleine Klavierstücke op.11 (Six petites pièces pour piano) d'Arnold Schoenberg, chef d'œuvre de la période atonale et aphoristique du Viennois que le Trio Fauve a eu la bonne idée de réécrire pour sa formation. Les instruments sont solidaires, relayant leur timbre pour maintenir la fluidité de l'écriture dans la première pièce. C'est l'archet con legno battuto qui assure l'ostinato dans le n° 2. Le n° 6 est d'une singulière beauté, avec ses aplats de couleur et ses registres étirés, des « outrenoirs«  de l'accordéon au liseré lumineux du violon dans le suraigu.

Trois pièces originales, trois bijoux qu'a mis à son répertoire le Trio Fauve, balisent la liste des œuvres de cet enregistrement. Dans De l'épaisseur, Philippe Leroux poursuit son travail exploratoire sur la texture, le mouvement, le timbre et la manière dont il se métamorphose. D'une grande plasticité sous les doigts et les archets des musiciens, cette courte pièce éminemment ludique et facétieuse joue avec les seuils, projetant le son de l'accordéon aux confins de ses registres grave et aigu.

C'est l'alchimie des timbres, la sensualité des lignes et le désir de rapprocher l'archet et le soufflet, le frottement de la corde et l'action des anches de l'accordéon que recherche l'Argentin Alex Nante dans el sol en diciembre (2020), une commande passée au compositeur par le Trio Fauve. La pièce fait défiler cinq paysages intérieurs, Intimo, Luminoso innocente, Bucolico, Agile fluente et Amour de loin suave luminoso. L'ambiguïté des sources y est troublante (1 et 5) et le jeu des instrumentistes sensible autant que délicat.

Le son est raréfié, le temps étiré et les lignes fragmentées dans Am Horizont, stille Szene (1991), une courte pièce de l'Allemand Wolfgang Rihm écrite pour les 60 ans de Maurizio Kagel que le Trio Fauve a choisi pour clore, dans un sentiment d'attente et de mystère, cet enregistrement saisissant à plus d'un titre !