Tannhäuser à Bayreuth : impressionnant succès pour Tobias Kratzer et Nathalie Stutzmann
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Bayreuth. Festspielhaus. 28-VII-2023. Richard Wagner (1813-1883) : Tannhäuser (et le tournoi des chanteurs à Wartburg), grand opéra romantique en trois actes sur le livret du compositeur. Mise en scène Tobias Kratzer ; décors et costumes, Rainer Sellmaier ; vidéo, Manuel Braun ; lumière, Reinhard Traub ; dramaturgie, Konrad Kuhn. Avec : Klaus Florian Vogt, ténor (Tannhäuser) ; Markus Eiche, baryton (Wolfram von Eschenbach) ; Siyabonga Maqungo, ténor (Walther von der Vogelweide) ; Olafur Sigurdarson, basse (Biterolf) ; Jorge Rodriguez-Norton, baryton (Heinrich der Schreiber) ; Günther Groissböck, basse (Landgraf Hermann) ; Elisabeth Teige, soprano (Elisabeth) ; Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano (Venus) ; Julia Grüter, soprano (un jeune Pâtre) ; Cornelia Heil, soprano/Laura Margareth Smith, mezzo-soprano/Karolin Zeinert, alto/ Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano (Pages) ; Le Gateau Chocolat et Manni Laudenbach, Oskar (rôles muets). Chœur du Bayreuther Festspiele (chef de chœur : Eberhard Friedrich) ; Orchestre du Festival de Bayreuth, direction musicale : Nathalie Stutzmann
An IV pour le Tannhäuser virtuose imaginé par Tobias Kratzer. Le spectacle le plus adulé de l'édition 2023 sacre également les débuts de Nathalie Stutzmann sur la Colline verte.
A Monaco, en 2017, on avait été plus qu'emballé par le Tannhäuser (en français) dirigé par la cheffe française. A Bayreuth, en 2023, on retrouve sa profonde connaissance des enjeux musicaux de l'œuvre, jusque dans les passages les plus difficiles à saisir, comme les dernières mesures suivant le chœur final, qui tombent à plat dans plus d'une version, même discographique. Le choix de la version de Dresde lui permet en outre de tendre dès l'Ouverture un arc narratif qui offre un parfait condensé de la dynamique qui va innerver toute la suite. Un interprétation subtile et grandiose, qui, d'une ovation debout, et ce, dès son apparition aux saluts, intronise Nathalie Stutzmann en première cheffe wagnérienne française.
Peu de rescapés de la création de 2019 dans l'actuelle distribution de ce Tannhäuser. Klaus Florian Vogt y est un éblouissant remplaçant de Stephen Gould. Son émission angélique (qui continue de ne pas faire l'unanimité) donne l'impression que le rôle n'est pas écrasant. Minnesänger de rêve, Vogt affronte sans effort apparent l'éclat des grands ensembles, ou du Récit de Rome qu'il cisèle dans une forme vocale inentamée : un très beau Tannhäuser à la ligne claire, aussi juvénile que le deuxième grand opéra de Wagner. Prix Kirsten Flagstad 2020, Elisabeth Teige fait honneur à Lise Davidsen (que l'on retrouve sur le DVD paru chez DG). La soprano norvégienne, appariée à sa compatriote par son volume vocal autant que la rondeur de son émission, s'en démarque néanmoins par son vibrato passager ou le clair-obscur de certaines couleurs. Elle se glisse avec naturel dans le costume taillé par une mise en scène qui est un cadeau pour tous ses interprètes. Très gâtée par le rôle muet désopilant que Kratzer offre à Vénus (ni plus ni moins que vampiriser la totalité de l'Acte II, dont elle est d'ordinaire absente), Ekaterina Gubanova arbore un gabarit vocal plus velouté qu'Elena Zhidkova. On savait d'avance combien le Landgrave de Günther Groissböck imposerait son autorité. Le Pâtre de Julia Grüter est une merveille de fraîcheur. Parmi l'excellent ensemble de Minnesänger, le roc Olafur Sigurdarson bute quelque peu sur la vocalise de Biterolf, tandis qu'en Walter von der Vogelweide, Siyabonga Maqungo révèle la beauté d'un timbre au service d'une émotion toute en délicatesse. Quasi-seul rescapé de 2019, le Wolfram de Markus Eiche, même si moins ample qu'un Fischer-Dieskau ou un Bernd Weikl, marque les esprits, d'autant que la mise en scène offre à ce personnage, d'ordinaire à l'écart des enjeux amoureux, une présence agissante inédite et vraiment bouleversante. Le chœur empile les superlatifs jusqu'à une ultime intervention qui est une leçon de puissance spatialisée.
Neuvième production à Bayreuth (c'est l'opéra le moins monté in loco) depuis la ré-ouverture de 1951, le Tannhäuser de Kratzer remet à l'honneur la version de Dresde (1845), tellement plus excitante que la version dite de Paris (1861), en fait celle de Vienne (1875), que son trop plein de chromatisme tristanesque rend incongrue. Un choix qui n'est pas que musical. Tobias Kratzer a bien lu dans Ma Vie, que la première inspiration tannhäuserienne du jeune (et alors révolutionnaire) Wagner date d'un voyage entrepris en 1842 de Paris à Dresde, lorsqu'au sortir de sa calèche lui est apparu le Hörselberg. C'est cette itinérance en rébellion, « on the road » dixit le metteur en scène allemand, qui a impulsé son imagination.
La première image, qui emplit de son apesanteur lumineuse l'entièreté du cadre de scène, est cinématographique, celle-là même évoquée par Wagner : la Wartburg, mais la Wartburg actuelle, bien qu'encore sous la nostalgie de Caspar David Friedrich – La Croix dans la montagne est représentée en fond de scène. Dans cette Thuringe d'aujourd'hui file un TUB (Traction Utilitaire Basse) Citroën d'avant-hier. Ce Venusberg d'un nouveau genre (du genre à les accueillir tous, de Manni Laudenbach en Oskar du Tambour, au baryton drag queen et performer Le Gâteau Chocolat en clin d'oeil à la Vénus noire de Grace Bumbry), propre à faire hurler le puriste, impose assez vite sa sympathique logique libertaire.
On goûte une nouvelle fois, dès la première seconde de ce long film millimétré sur l'Ouverture, le génie narratif de Kratzer, sa façon de faire feu de tout bois musical (les célèbres fanfares du balcon après le sextuor du I) ou de prendre au piège de leur miroir le narcissisme de ses spectateurs : Kratzer joue comme un enfant attirant l'attention de sa mère (l'apparition de Katharina Wagner!) avec le lieu mythique où il fait ses débuts, son Tannhäuser réussissant le prodige de se dérouler dans le Festspielhaus ET dans son Histoire.
Le spectacle grandeur nature entérine une victoire majeure : l'intronisation du vidéaste en alter ego du metteur en scène. Le sommet constitué, sur ce plan, par la schizophrénie visuelle de l'Acte II, entre nouveau et ancien monde (ce dernier serti comme une relique dans un rectangle lumineux), servira de référence dès lors qu'il s'agira de prendre la défense d'un médium souvent décrié pour son omniprésence à tort et à travers. Manuel Braun, déjà très remarqué à Francfort (La Forza del destino), à Paris (Faust) est un nom que l'on veut retenir, eu égard à la géniale connivence filmée (directe ou différée) dont il dynamise la production. Un tour de force qui voit la caméra invitée aux saluts. Les quatre décors de Rainer Sellmaier (le Festspielhaus du I, la Teure Halle du II avec ses références minutieuses à la vraie Wartburg) appartiennent à l'Histoire. On jubile enfin devant la souplesse du spectacle, modulé d'année en année. Tannhäuser An IV tacle confraternellement Parsifal An I (en Réalité Augmentée) donné trois jours plus tôt, comme les trombes d'eau déversées simultanément sur les festivaliers (incarnés par les pèlerins de l'Acte I transformant leur programme de salle en parapluie!) et fait même son auto-promotion : Rendez-vous en 2024, se réjouit déjà, en une hitchcokienne et hilarante apparition, Kratzer lui-même.
Quelques rares huées rendent leur dernier soupir à l'issue d'un Acte III dont l'électrochoc (la mort des illusions politiques et musicales) semble avoir été aujourd'hui parfaitement digéré. Dans les jardins du Festspielhaus, au second entracte, sous un W flottant au sommet du Festspielhaus, une banderole accrochée par Vénus au Königsbau, rappelle que, même si l'essentiel est là où l'on va, il ne faut pas oublier d'où l'on vient. Pour Wagner, ce fut: Frei im Willen, Frei im Thun, Frei im Geniessen (Libre de penser, Libre d'agir, Libre de jouir). Un credo auquel on veut croire encore. Par-delà les désillusions.
Crédits photographiques : © Enrico Nawrath
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