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La Grave. Festival Messiaen au pays de la Meije. 23 et 24-VII-2023.
23-VII : Église de La Salle-les-Alpes : György Ligeti (1923-2006) : Sonate pour violoncelle ; Trio pour violon, cor et piano ; Solange Ancona (1943-2019) : Thama pour violoncelle ; Philippe Leroux (né en 1959) : L’autre épaisseur pour ensemble (CM). Ensemble L’Itinéraire : Florian Lauridon et Myrtille Hetzel, violoncelle ; Fuminori Tanada, piano ; Antoine Dreyfus, cor ; Anne Mercier, violon ; Alexis Lahens, trombone ; Vincent Lhermet, accordéon ; Julie Brunet-Jailly, flûte ; Yann Dubost, contrebasse.
24-VII : Église de La Grave : Michelle Agnes Magalhaes (née en 1979) : Après la tempête, a songbook for Shakespeare ; livret Aurélia Hetzel et Michelle Agnes Magalhaes ; textes, Aurélia Hetzel. Élise Chauvin, soprano ; Grace Durham, mezzo-soprano ; Katalin Károlyi, mezzo-soprano ; Ensemble L’Itinéraire.
30-VII : 18h :Église de Saint-Théoffrey : œuvres de Roger Tessier, Michaël Levinas, Claude Vivier, Fuminori Tanada, François Bousch (CM), Sina Fallahzadeh (CM). Katalin Károlyi, mezzo soprano ; ensemble L’Itinéraire.
21h : Lac du Petichet : Grégoire Lorieux (né en 1976) : Concert nocturne. Ensemble L’Itinéraire.
1973-2023 : l'ensemble L'Itinéraire, emmené aujourd'hui par ses deux directeurs, l'altiste Lucia Peralta et le compositeur Grégoire Lorieux, fête ses 50 ans sur les hauteurs, en résidence au festival Messiaen durant les onze jours de cette 25ᵉ édition.
Si les pionniers du collectif (Michaël Levinas, Tristan Murail, Gérard Grisey, Hugues Dufourt) se voient honoré d'une soirée à soi (à lire dans notre prochaine chronique), les musiciens de L'Itinéraire rendent également hommage à György Ligeti (centenaire oblige) et poursuivent leur mission en direction des nouvelles générations de compositeurs.trices avec plusieurs commandes et créations mondiales.
Essaimant dans nombre de communes du département des Hautes-Alpes, de La Grave à Briançon et jusqu'en Matheysine, le Festival Messiaen emmené par son directeur Bruno Messina a choisi l'église bien sonnante de La Salle-les-Alpes pour cet hommage à Ligeti augmenté d'une nouvelle œuvre très attendue de Philippe Leroux qui revendique lui-même l'héritage du maître hongrois. Résonne d'abord, sous l'archet de Florian Lauridon, sa Sonate pour violoncelle, une œuvre de jeunesse (1948-1953) encore sous influence dont l'élan fantasque du deuxième mouvement Capriccio met au défi le jeu de l'interprète. Anne Mercier, Antoine Dreyfus et Fuminori Tanada sont réunis dans le Trio pour violon, cor et piano, chef d'œuvre de la maturité (1982) que Ligeti écrit en hommage à Brahms. Dans l'Andantino con tenerezza comme dans le Vivacissimo molto ritmico, le compositeur instaure une écriture polymétrique irriguée par les pratiques de la musique populaire et la tradition du jazz, dont les interprètes communiquent tout à la fois l'étrangeté et la complexité virtuose. Ils nous donnent le frisson dans le Lamento final et sa chute vertigineuse dans le grave, expression d'une douleur intime qui répond aux accents rageurs, presque brutaux, du troisième mouvement Alla marcia.
L'autre épaisseur est la quatrième pièce d'un cycle autour de la notion d'épaisseur qui taraude Philippe Leroux. Compositeur installé à Montréal depuis de nombreuses années, il est dans les rangs du public et vient présenter son travail d'un nouveau genre. En effet, dans ce sextuor convoquant une majorité d'instruments graves (flûte basse, trombone, violoncelle, contrebasse, auxquels s'ajoutent l'accordéon et le piano), les instrumentistes ne font pas que jouer. Chaque geste instrumental (une tenue de l'accordéon, un glissé du violoncelle, une ondulation de la flûte) est prolongé, dans le silence, par le geste physique du musicien qui dessine ce même mouvement dans l'espace, reliant de manière organique autant que fluide l'écoute du son et sa représentation visuelle.
Le matériau musical y est essentiellement plastique et les morphologies sonores richement texturées. Les musiciens, y compris le pianiste lorsqu'il joue debout dans les cordes du piano, se plient avec une grâce certaine à cette chorégraphie de gestes, donnant naissance à une musique audiovisuelle totalement inouïe qui réjouit tous nos sens!
Shakespeare revisité
Donné en création mondiale le lendemain, dans l'église de La Grave, Après la Tempête, a Songbook for Shakespeare de la compositrice brésilienne Michelle Agnes Magalhaes, créé l'événement au festival Messiaen qui accueille pour la première fois un projet d'envergure scénique. « Après la Tempête » est une relecture de l'ultime pièce de théâtre (1611) de Shakespeare qui donne la parole à trois personnages féminins, Miranda (fille de Prospero), Sycorax (mère de Caliban, incarnation féminine de Prospero) et Claribel (épouse du roi de Tunis) : « Je ne voulais pas raconter l'histoire une nouvelle fois ; je ne voulais pas la détruire non plus ; j'ai préféré l'aborder selon des couches secondaires qui pouvaient l'éclairer autrement », nous confie Michelle Agnes Magalhaes. Elle conçoit le livret en collaboration avec Aurélia Hetzel à qui l'on doit les textes dits et chantés par les trois héroïnes de la soirée, Élise Chauvin, Grace Durham et Katalin Károlyi.
C'est la troisième collaboration de L'Itinéraire avec Michelle Agnes Magalhaes, une compositrice qui se forme au Brésil et vient se perfectionner en France où elle arrive en 2013. Sa passion pour le son l'oriente vers les studios électroacoustiques (celui de Bourges avec Françoise Barrière) puis vers l'Ircam où elle travaille la relation du geste et du son au côté du RIM Frederic Bevilacqua. Le choix de Shakespeare, en lien avec la musique ancienne qui l'intéresse, lui est soufflé par Lucia Peralta, elle-même passionnée par le répertoire baroque (elle joue un violon d'époque dans le spectacle). Car l'idée est de mêler lutherie ancienne (théorbe, traverso, violon et guitare baroques) et instruments modernes et de rythmer les interventions des trois femmes par des refrains, des songs de l'époque élisabéthaine, à l'image du masque anglais, un spectacle de cour mêlant musique et chant, danse, poésie, costumes, théâtre et même pyrotechnie !
Si les ambitions sont moindres ce soir, c'est cette forme hybride qui est recherchée, où les chanteuses sont aussi comédiennes, où les instrumentistes prennent la parole et assument même une dimension scénique : tel ce duo fameux de la mezzo hongroise Katalin Károlyi (Sycorax) et le hautboïste Sylvain Devaux dont les énergies convergent, entre manifestation bruitiste et théâtre musical, action scénique et semi improvisation, pour invoquer le nom de Caliban. « L'île est pleine de bruits », lit-on dans le livret. Installés sur le pourtour de la scène, sont convoqués sept instruments soumis aux techniques de jeu étendues (y compris le théorbe de Gabrielle Rubio) dont un set de percussions particulièrement riche (springbox, plaque tonnerre, waterphone, shimes, etc.) qui colorent et animent l'espace pendant le récit parlé des personnages : une manière de « récitatif accompagné » contemporain que la compositrice dit vouloir développer. Car ce « Songbook for Shakespeare », monté en quelques mois seulement, est la première étape d'un projet plus ambitieux (avec capteurs de mouvement et électronique live) regardant vers l'opéra de chambre, avec moins de texte parlé et une manière plus organique de tisser la dramaturgie.
On est bluffé par le talent scénique et l'envergure théâtrale déployés par nos trois chanteuses maniant langues anglaise et française. D'origine anglaise, la mezzo Grace Durham s'exprime dans la langue de Shakespeare et nous enchante par ses songs (La chanson du saule, Il était un amant et sa mie, etc.) : la voix est éminemment souple et lumineuse, soutenue par le violon de Lucia Peralta et le théorbe de Gabrielle Rubio. La musicienne multi-instrumentiste prend également le traverso et fait sonner la guitare baroque dans la dernière chanson. Élise Chauvin ne démérite pas, magnifique tragédienne dans le rôle taillé sur mesure de Claribel dont la partie chantée met en valeur le soprano agile et sa dimension expressive. Avec la mezzo Katalin Károlyi, elles participent à de très beaux ensembles, telle cette évocation de Médée, centrale dans la partition, mobilisant tous les ressorts de la voix et des instruments (les musiciens de L'Itinéraire sont épatants) dans un des numéros les plus aboutis du spectacle.
Final en Matheysine
Le rendez-vous au Belvédère Messiaen de Saint-Theoffrey est désormais rituel pour clore le festival en nature et en beauté. On retrouve les musiciens de l'Itinéraire en grande forme dans l'église comble de Saint-Théoffrey qui domine le lac de Petichet pour un dernier concert embrassant cinquante ans de création.
La flûte basse de Julie Brunet-Jailly est amplifiée dans Arsis et Thésis de Michaël Levinas, la pièce la plus ancienne (1971), impressionnante sous les doigts de l'interprète qui tire de son instrument des graves abyssaux. De Levinas toujours, mais en création française, Les Lettres enlacées III est une toute nouvelle pièce pour violoncelle (2022) du maître et fondateur de l'Itinéraire, magnifiée par l'archet racé de Myrtille Hetzel qui en révèle l'étrangeté fascinante. C'est l'écho tragique de l'existence qui sourd dans Pièce de Claude Vivier (1975), superbement jouée par la violoncelliste en duo avec le pianiste David Chevalier. Autre pionnier de L'Itinéraire et non des moindres, Roger Tessier est à l'affiche avec Scène III pour vibraphone (Christophe Bredeloup) et clarinette (Juliette Adam), une pièce dont l'écriture ciselée et la dramaturgie sonore nous séduisent. Longtemps François Bousch a participé à l'aventure de L'Itinéraire, intégrant notamment l'Ensemble d'Instruments Électroniques du collectif avec sa guitare électrique. Sa pièce Xlokk pour cor donnée en première mondiale met en valeur l'éclat de la sonorité et la virtuosité du jeu d'Antoine Dreyfuss. Le concert se termine avec la création attendue de Sina Fallahzadeh, compositeur franco-iranien dont la musique d'une grande sensibilité s'embellit des couleurs et inflexions mélodiques de la tradition persane. On retrouve la mezzo hongroise Katalin Károlyi (à qui l'œuvre est dédiée) aux côtés de Vincent Lhermet (accordéon), Myrtille Hetzel (violoncelle) et Christophe Bredeloup (vibraphone) dans Spazio Datemi (Donnez-moi de l'espace ») sur un poème d'Alda Merini où la parole est, là encore, donnée à la femme : « je veux de l'espace pour chanter grandir me tromper et sauter le fossé de la divine sagesse […] » ; la parole est fervente mais le chant contenu, qui débute souvent bouche fermée et emprunte de longues trajectoires de chute. Le texte porté par la voix chaleureuse de Katalin Károlyi passe parfois par la voix murmurée ou encore déclamée et s'inscrit sur la trame mouvante et ciselée des trois instruments très fusionnels. L'écriture est toute délicatesse, vibration sensible et ardeur contenue.
Les couleurs roses mauves du massif sauvage de l'Obiou observées depuis la plage de Petichet offrent le décor (sur)naturel du Concert nocturne III imaginé et réalisé par Grégoire Lorieux avec onze musiciens de L'Itinéraire. Féru de nature et de chants d'oiseaux (des ateliers d'ornithologie préparaient en amont l'événement), le compositeur nous met à l'écoute des bruits de la nuit, proches (l'accordéoniste chemine parmi nous) ou plus lointains (le cor et le hautbois dérivent sur le lac dans leur barque respective), l'envol des chouettes effraies (ou dames blanches) ajoutant sa part d'étonnement à un spectacle plein de poésie (la lune aidant) et fort réussi qui clôturait le festival… sous les étoiles.
Crédit photographique : © Bruno Moussier
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30-VII : 18h :Église de Saint-Théoffrey : œuvres de Roger Tessier, Michaël Levinas, Claude Vivier, Fuminori Tanada, François Bousch (CM), Sina Fallahzadeh (CM). Katalin Károlyi, mezzo soprano ; ensemble L’Itinéraire.
21h : Lac du Petichet : Grégoire Lorieux (né en 1976) : Concert nocturne. Ensemble L’Itinéraire.