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Bregenz. Seebühne. 23-VII-2023. Giacomo Puccini (1858-1924) : Madama Butterfly, opéra en deux actes sur un livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, d’après la pièce éponyme de David Belasco. Mise en scène : Andreas Homoki. Décors : Michael Levine. Costumes : Antony McDonald. Lumières : Franck Evin. Vidéo : Luke Halls. Avec : Barno Ismatullaeva, soprano (Cio-Cio-San) ; Otar Jorjikia, ténor (B.F. Pinkerton) ; Annalisa Stroppa, mezzo-soprano (Suzuki) ; Brett Polegato, baryton (Sharpless) ; Taylan Reinhard, ténor (Goro) ; Patrick Reiter, ténor (Yamadori) ; Levente Páll, basse (L’Oncle Bonze) ; Sabine Winter, soprano (Kate Pinkerton) ; Matthias Hoffmann, baryton (le Commissaire). Choeur du Festival de Bregenz (chef de chœur : Lukas Vášilek, Benjamin Lack). Wiener Symphoniker, direction : Yi-Chen Lin
Deuxième année pour la production, confiée à Andreas Homoki, du célèbre mélodrame de Puccini. Après le grand huit du Rigoletto de Philip Stölzl, une épure à l'opposé du spectaculaire de mise sur la Seebühne, mais qui atteint néanmoins parfaitement sa cible.
A la vue de cette Butterfly à la facture presque classique et, ses dernières secondes mises à part, sans réelle surprise, on réalise combien les décennies ont filé depuis les images sophistiquées de La Femme sans ombre avec lesquelles Andreas Homoki fit en 1992, au Châtelet, une entrée fracassante dans le sérail des metteurs en scène qu'on aurait envie de suivre. En 2023, Homoki et son décorateur Michael Levine ont fait le choix de raconter Madama Butterfly en traçant à l'encre de Chine le triste destin de la geisha puccinienne sur la pente froissée d'une feuille de papier soumise à un des plus beaux dialogues entre jeux d'orgues et vidéo (Franck Evin/Luke Halls) jamais vus à Bregenz. Sur cette feuille comme arrachée à une collection d'estampes japonaises, jetée ainsi qu'une bouteille à la mer sur le lac, on peut déchiffrer sous le pastel, paysages, haïku et sceau rougi, tous symboles d'un Japon évanoui, aujourd'hui bien ancré dans une modernité mondialisée, et incarnée, dans le livret de Giacosa et Illica, par l'impérialisme américain, dont la pénétration est immédiatement prise au sens propre par la mise en scène : Pinkerton entre dans le décor immaculé de Cio-Cio-San en le déflorant, suivi de la longue érection vers le ciel du drapeau yankee. On ne saurait poser mieux les enjeux du chef-d'œuvre de Puccini.
Les pliures de la feuille surlignent les chemins obliques empruntés par les personnages dont les vêtements aux couleurs très primaires (bleu pour Pinkerton, jaune pour Sharpless, rose pour Kate…) tranchent avec le blanc des Ottokés, ces âmes des ancêtres ressuscitées grandeur nature dès l'arrivée des derniers spectateurs. Ces présences fantomatiques, qui glissent au ralenti sur le papier dont elles semblent se détacher, seront de toutes les scènes-clés : ce sont elles, au final, qui tendront à Cio-Cio San le tantō paternel du seppuku. Une vidéo fait apparaître le Bonze furibond en bouche hurlante, une équipe de porteurs immergés jusqu'à la taille amènent un Yamadori démesurément grandi, Goro plonge vraiment dans le lac (succès garanti pour cette figure presque obligée à Bregenz) : ces rares moments où le spectaculaire attendu par les spectateurs reprend ses droits n'oblitèrent pas la constante satisfaction esthétique du spectacle. On s'enchante au I de l'arrivée en apesanteur des geishas autour de Butterfly (les costumes d'Antony McDonald sont des merveilles de goût), au II des chorégraphies des Ottokés rappelant ses origines et son destin à la transfuge, au III du rêve de Butterfly, de l'arrivée sur l'eau du bateau de papier démultipliant celui façonné plus tôt par son enfant. Même quand Butterfly est seule au centre de la feuille de papier, prostrée comme un papillon cloué dans sa boîte, le spectacle garde toute sa force.
On s'habitue très vite, même si elle est devenue au fil du temps très pointue, à la sonorisation obligée de Bregenz. La force de conviction de l'excellente distribution s'impose sans heurt. Peu nous chaut que Barno Ismatullaeva dans le rôle-titre, voix assez corsée et généreuse, évite le contre-ré bémol du I tant son interprétation s'accorde au cinémascope du lieu. Otar Jorjikia sait nuancer la projection de son Pinkerton. Le Goro de Taylan Reinhard est aussi cauteleux que tous ceux qui l'ont précédé dans ce rôle sans histoire. La Suzuki d'Annalisa Stroppa se font dans le paysage d'une sobre émotion. En Sharpless, Brett Polegato retient lui aussi l'attention. Le Bonze de Levente Páll, invisible et tonnant d'outre-tombe, incarne de façon glaçante ce moment terrible où le mort saisit le vif. Sabine Winter en Kate Pinkerton, Matthias Hoffmann en Commissaire ainsi que le Choeur de la Philharmonie de Prague, complètent très harmonieusement cette belle estampe vocale. Donnée sans entracte, cette Madama Butterfly de 2H15, avec son mariage un peu expédié et son Yamadori réduit perd un quart d'heure de musique. Pas aussi analytique qu'on le souhaiterait face aux merveilles orientalisantes dont Puccini a truffé sa partition, Yi-Chen Lin dirige depuis le Festspielhaus un Wiener Symphoniker d'un solide dramatisme, dont la prestation est retransmise sur deux écrans de part et d'autre du dispositif scénique.
Andreas Homoki, après avoir su capter, avec une belle sobriété, l'attention des 7000 spectateurs d'un soir (d'un festival qui en compte vingt-quatre !), se décide à déclencher le grand jeu. Sur les dernières secondes de la partition, un rideau de flammes, parti du bas du décor, s'élance vers les hauteurs et consume l'ensemble de la feuille de papier. Pinkerton, comme repoussé par le feu, doit rebrousser chemin. En attendant le nouveau grand huit de Philip Stölzl (Der Freischütz), on n'est pas près d'oublier le seppuku devenu autodafé de la Butterfly d'Andreas Homoki.
Crédits photographiques © Karl Forster/Dietmar Mathis/Anja Köhler
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