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Batailles d’Ernani à Bregenz

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Bregenz. Festspielhaus. 23-VII-2023. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Ernani, opéra en quatre partie sur un livret de Francesco Maria Piave, d’après la pièce Hernani ou l’honneur castillan de Victor Hugo. Mise en scène : Lotte de Beer. Décors et costumes : Christof Hetzer. Lumières : Alex Brok. Avec : Saimir Pirgu, ténor (Ernani) ; Franco Vassallo, baryton (Don Carlos) ; Goran Jurić, basse (Don Ruy Gomez De Silva): Guanqun Yu, soprano (Elvira) ; Aytaj Shikhalizada, mezzo-soprano (Giovanna) ; Otar Jorjikia, ténor (Riccardo) ; Stanislas Vorobyov, basse (Jago). Prager Philharmoniker Chor (chef de choeur : Lukáš Vasilek) et Wiener Symphoniker, direction : Enrique Mazzola

Après Barbora Horáková Joly , s'attaque de front à la violence masculine. Son Ernani sang pour sang impressionne à défaut de convaincre totalement.


Le Festival de Bregenz poursuit la démarche qui est son ADN : les programmations conjointes d'un opéra méconnu dans le Festpielhaus et d'un grand opéra populaire sur la Seebühne, en confiant l'un comme l'autre à des metteurs en scène qui ont des choses à dire. On l'a vu à Paris avec son Aïda, ou à Aix avec ses Noces de Figaro : est de ce sérail-là. On a pu aussi constater combien, à chaque fois, la metteuse en scène néerlandaise peinait à maintenir la force de ses concepts : ainsi Aïda ne parvenait pas à rendre pleinement convaincant le dialogue Kaufmann/Radvanovsky avec leurs marionnettes respectives ; quant aux Noces, démarrées tambour battant, elles sombraient avec la même énergie dans une vulgarité à l'esthétique douteuse. Ernani, joué seulement trois fois, comme en 2019, le splendide Don Quichotte de Mariame Clément, constitue plutôt une heureuse surprise.

Après Victor Hugo dont l'Hernani déclencha la Bataille dont l'on a aujourd'hui presque oublié les tenants (le drame romantique contre la tragédie classique française), le jeune Verdi des années 1840 se trouvait lui aussi confronté au désir de devoir redonner une direction à l'opéra italien après que Rossini, qui n'en composait plus depuis dix ans, en avait suggéré plusieurs. L'Ernani de Verdi, créé avec succès à la Fenice en 1844, avait dû lui aussi lutter, notamment contre la censure hugolienne (« Défense de déposer de la musique le long de mes vers ») au point d'être débaptisé en 1846 à Paris d'un « Il proscritto di Venezia ». Certes tout est déjà du style du rival de Wagner, dans cet opéra de jeunesse : arias, cabalettes, chansons à boire, chœurs guerriers ou festifs, ensembles puissants, énergie orchestrale. N'y fait défaut qu'une inspiration mélodique à même d'inscrire ne serait-ce qu'un numéro dans les mémoires, ce que réussissait pourtant déjà Nabucco deux ans plus tôt, ce que réussira plus manifestement encore le formidable Macbeth trois ans plus tard. Que faire donc des quatre parties (Le Bandit, L'Hôte, La Clémence, Le Masque) du cinquième opéra de Verdi, dont compare très judicieusement « l'inachèvement » à celui d'une humanité qui n'en finit pas de perdre son temps, et parfois sa vie, à quêter honneur et pouvoir ?


Dans Ernani, l'infernal triangle verdien (un baryton contrariant les amours d'une soprano et d'un ténor) se fait quadrilatère : l'héroïne voit sa passion pour les ténors contrariée par une basse ET un baryton. L'Elvira de Lotte de Beer passe le plus clair de son temps malmenée par trois paires de bras : ceux de Silva, barbon en déambulateur ; ceux de Carlos, un Charles Quint peu regardant quant à l'hémoglobine d'autrui, ceux d'Ernani, beau gosse banni mais flamboyant dans les reliefs de son costume cuirassé. Cette dramaturgie sentimentale intéresse assez peu, reléguée par le compositeur comme par sa metteuse en scène au second plan d'une dramaturgie centrée avant tout sur la masculinité guerrière.

Le rideau se lève sur le sommeil de quatre hommes couchés à même une sorte de toit du monde. Surgit, comme du fonds de temps immémoriaux, une armée virile et musclée qui convie les dormeurs à la dive bouteille avant de les entraîner dans un bain de sang. Ce décor très neues bayreuth accueillera une chambre (un cube éblouissant dont l'immaculé ne le restera pas longtemps), les colonnes d'un château, un cimetière. Les lumières d'Alex Brok flattent la stylisation intemporelle de cette scénographie conçue par Christof Hetzer, simple et esthétique, et surtout, d'une très intéressante capacité victimaire : les murs, traversés par les épées et les corps, sont éclaboussés du sang des combattants, des victimes (longue scène de scarification de Silva par Carlos). On se croirait dans 300, le film de Jack Snyder. Les déplacements du chœur comme l'infiltration des figurants bénéficient d'un travail chorégraphique assez poussé et l'ensemble a de l'allure, que l'on combatte ou festoie. Mais, curieusement, Lotte de Beer, en lâcheuse de sororité, après avoir finement évoqué, au moyen d'envols de robes déjà bien mises à mal, les viols militaires qui sont l'ordinaire des mercenaires, ne fait pas grand-chose d'Elvira. Elle semble ne pas non plus voir combien le déambulateur de Silva compromet franchement l'esthétisme de sa vision, ce dernier trônant même entre les cadavres au tomber de rideau ! Du coup, son Ernani sang pour sang, même s'il recueille un grand succès auprès du public endimanché et poli de Bregenz, ne va pas crescendo et passe lui aussi, à l'instar de ses prédécesseurs, à un cheveu de la franche réussite.


Étaient pourtant réunies toutes les conditions musicales. Une direction bouillonnante d' à la tête des Wiener Symphoniker et, pour la Musique de scène, de la Stella Vorarlberg Privathochschule für Musik, un Prager Philharmonischer Chor engagé même si parfois décalé, et surtout, en trio de tête autour de comprimarri très secondaires (Riccardo, souffrant, est chanté, de la coulisse, par le Pinkerton du soir, Otar Jorjika) une distribution enflammée : l'Ernani solaire et juvénile de , le Carlos puissamment odieux de Franco Vassalo, le Silva imposant, de style très grande basse italienne, de , et même l'Elvira très présente (cabalette comprise) de . On reprochera seulement à la soprano chinoise son jeu assez sommaire (certaines entrées prêtent à sourire), à moins que ce ne soit le portrait de femme mal brossé à gros traits par Lotte de Beer qui ait insuffisamment nourri son personnage : finalement, l'Elvira de Lotte de Beer, après avoir passé son temps à larmoyer de façon très convenue sur les uns et les autres, et après que Carlos moqué en Charles Quint par une couronne allongée démesurément, aura été assez peu lisiblement expédié à la fin de la Troisième partie, succombe entre Ernani, Silva (et déambulateur!) sur le toit du monde réapparu. Alors qu'on l'aurait volontiers imaginée (quelle galvanisante revanche c'eût été) en unique survivante des carnages masculins.

Crédits photographiques : © Karl Forster

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