À Avignon, la société trouble de la sélection taïwanaise

Le Centre culturel de Taïwan à Paris, dirigé par Hu Ching-Fang, propose à Avignon une sélection de pièces dans le cadre du Festival Off au Théâtre La Condition des Soies. Entre duos charnels et chorégraphies de groupe empreintes d'un certain désenchantement, la proposition fait preuve de cohérence et ravit.

Flow, du Lei Dance Theater, se compose de deux tableaux distincts, présentant respectivement un duo tout droit sorti d'une pièce de Cunningham, et une pièce de groupe sombre, qui dessine nos angoisses contemporaines. Le travail autour de Flow commence en 2021 : Liu I-Ling, chorégraphe installée aux États-Unis et Lin Ting-Syu, directeur artistique de la compagnie Autumn Cedar Sóo-Tsai, sont invités par le Lei Dance Theater. La première chorégraphie est un duo, and, or…, le second une pièce chorale, The Subsiding World. Le couple se cherche au gré d'un pattern chorégraphique qui se répète, il affronte la question du consentement, des relations corporelles au sein du couple, douces et violentes. Sans jugement sur ce pas de deux, Liu I-Ling, sous des dehors d'académisme, offre une danse de haute précision comme une aporie sur le sens du couple aujourd'hui. Dans ce cheminement de déperdition et de sursauts vitalistes, Lin Ting-Syu explore les soubassements d'une société nocturne, qui hante la ville tout autant que nos imaginaires citadins, invitant à trouver espoir dans la fluidité des corps comme une caresse salvatrice.

Birdy, de la compagnie Hung Dance, fondée en mai 2017 par le chorégraphe Lai Hung-Chung, explore également la notion de groupe, masse connectée ou ensemble qui se noie, apportant à cette réflexion la question de nos animalités et de nos corps abimés par les autres. Coiffés de plumes de faisan qui s'envolent par moment ou servent de stylets, les danseurs s'attaquent ou se caressent les uns les autres. Ce qui sert à écrire ou à personnifier l'animal représente nos civilisations et nos instincts. Les corps dont les mouvements s'inspirent du Tai-Chi, découpés par des lumières froides en contre, aux contours saillants et sombres, forment un « en commun » que l'on devine.

L'ensemble fluide, sauvé par la rondeur des gestes, est une danse d'image. Symboliste et métaphorique, cette danse théâtre emprunte même (est-ce volontaire ?) des scènes à Pina Bausch, notamment l'attaque d'une danseuse par ses comparses, tout droit sortie de Kontakthof. La pièce charrie beaucoup de signes, quitte à surcharger la scène de significations qui s'annulent et se catapultent. Pour la première fois jouée en 2017, Birdy marie culture orientale et occidentale et s'amuse à faire coexister les contraires. L'individu et le groupe s'excluent et naissent d'un même geste, celui de corps animaux forgés à la fluidité des arts martiaux.

Sakero, quant à elle, du directeur artistique et chorégraphe Chuang Kuo-Shin, continue à explorer ce qui fait société au travers de mouvements tribaux, proposant une réflexion sur l'unité et la multiplicité d'un groupe ethnique qui danse. Membre de la communauté aborigène des Tafalong, appartenant au peuple Pangcah, le chorégraphe revisite les mouvements répétitifs, telluriques et brutaux de sa tribu d'origine pour en dégager une signification trouble, celle de l'impossible cohabitation du rituel et de l'individu. En langue pangcah, le terme « sakero » désigne les mouvements de groupes exécutés lors de la cérémonie de l'ilisin, nom donné à la fête des moissons. Il sert aussi à désigner la danse, terme absent du vocabulaire pangcah. Le sacré côtoie le chœur tandis que la singularité des interprètes s'efface devant la puissance de la célébration. Le bambou, présent sur scène sert de lien organique et politique entre les interprètes, tissu complexe de cohésion fragile.

Les trois pièces témoignent d'une attention portée au groupe, au regard du couple, de l'animalité inhérente à un ensemble ou de l'individu au milieu d'une cérémonie. Les singularités semblent ne pas pouvoir émerger face à la pesanteur de la masse obscure de notre société pleine de désillusions, face au poids des contraires confrontés à la multiplication des sens, face au rituel sacré qui annihile toute forme de pensée critique. Par des gestes amples et fluides, empruntant tout autant à la danse moderne américaine qu'aux danses traditionnelles, les trois propositions offrent, chacune à sa manière, un salut à ces ensembles désabusés : la possibilité pour le corps d'incarner une échappatoire, même pris au piège d'une écriture chorégraphique en prise avec les parties les plus sombres de la société taïwanaise contemporaine.

Crédits photographiques : © Ren Nan

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