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Spectres d’Europe par le Ballet de l’Opéra du Rhin : un triplé gagnant

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Strasbourg. Opéra du Rhin. 25-VI-2023.
Lucinda Childs : Songs from Before. Musique : Max Richter. Textes : Haruki Murakami. Scénographie et costumes : Bruno de Lavenère. Lumières : Christophe Forey. Avec : Deia Cabalé, Noémie Coin, Di He, Leonora Nummi, Lara Wolter, Dongting Xing, Pierre Doncq, Caué Frias, Erwan Jeammot, Jesse Lyon, Marwik Schmitt, Cedric Rupp

David Dawson : On the nature of Daylight. Musique : Max Richter. Scénographie et lumières : David Dawson. Costumes : Yumiko Takeshima. Avec : Ana Enriquez et Avery Reiners

William Forsythe : Enemy in the Figure, pièce pour 11 danseurs. Avec : Susie Buisson, Marta Dias, Alice Pernao, Brett Fukuda, Ana Enriquez, Julia Weiss, Jesse Lyon, Ruben Julliard, Pierre-Emile Lemieux-Venne, Ryo Shimitzu, Avery Reiners

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Un programme à trois ballets (un triple bill) peut s'avérer être un trio déséquilibré, si l'une des œuvres s'avère moins forte que les autres. Ici, rien de tout cela. Des trois chorégraphes – , et – au programme du Ballet de l'Opéra national du Rhin, aucun n'a raté son coup.

Honneur à la femme, qui ouvre le bal : Songs from before de était une œuvre créée précisément pour le Ballet du Rhin en 2009, à la demande de Bertrand d'At, et injustement oubliée. Bruno Bouché, l'actuel directeur (arrivé en 2017) l'a ressuscitée et c'est heureux : car c'est un pur chef d'œuvre que ResMusica a pu revoir récemment sur le plateau de l'Opéra de Nancy, dans le cadre d'une soirée partagée avec le CCN – Ballet de Lorraine.

On reconnait tout de suite la patte de la chorégraphe américaine, avec cette abstraction généreuse puisqu'on peut y glisser des émotions personnelles, avec ces entrées-sorties qui traversent la scène de cour à jardin et vice versa. On reconnait aussi la douce beauté de sa gestuelle, toujours fluide, rarement interrompue, et qui passe d'une solitude du danseur à une rencontre impromptue sur le plateau avant que chacun ne reparte de son côté. En body blanc et jupe ou pantalon noirs, les danseurs font et refont un même enchaînement sans qu'il n'en résulte de répétitivité ennuyeuse car ils changent régulièrement de configurations.

La danse de tire aussi sa force d'être d'une simplicité hautement sophistiquée, sans que jamais l'un des concepts ne dévore l'autre, ce qui mènerait à un résultat trop pauvre. L'émerveillement ajouté de ce travail, c'est aussi (et peut-être surtout) ce mariage tellement réussi du geste et de la scénographie. Il est rare, dans un ballet contemporain, que le décor joue un rôle aussi important que la chorégraphie. C ‘est le cas dans cette œuvre de Lucinda Childs, tout comme dans celle de qui clôt la soirée.

Pour la première, le scénographe et costumier Bruno de Lavenère a proposé trois pans coulissants constitués de barres verticales qui peuvent se superposer. Il en résulte alors un magnifique effet de cinétique qui entraîne un effet visuel étonnant de danseurs découpés dans leur verticalité, au rythme de leurs mouvements comme de celui des décors. On peut regretter, d'ailleurs, que ces effets visuels n'aient pas été davantage utilisés. Et regretter aussi que les poèmes incorporés dans la belle musique langoureuse et répétitive de ne soient pas plus clairement audibles. À la traduction (de l'anglais) qui figure dans le programme, on ne comprend qu'après coup la beauté poétique de l'œuvre chorégraphique finale, à l'univers déconnecté de ce que voit le poète. C'est toute la force de l'imaginaire… de la chorégraphe.

On perd aussi sûrement un peu de substance dans le duo suivant, On the Nature of Daylight, à en lire a posteriori la note d'intention de son auteur, le britannique . Il a vu dans son duo la quête de l'autre, l'hypothèse d'un amour naissant et d'un désamour final. Bien sûr, on sent l'idée dans ce corps à corps superbe d'un homme, prêt à ouvrir ses bras à une jeune femme prête elle aussi à accueillir le sentiment de l'autre. Parties chacune de son côté, leurs âmes s'ouvrent à l'autre, en effet, mais l'abstraction de sa danse ne rend pas la lecture de l'œuvre aussi fulgurante que l'écrit l'auteur en mots.

Qu'à cela ne tienne, la luminosité du geste est là, dans ces élans passionnés, ces portés en forme de glissades au sol de la jeune femme, ou en tournant comme dans l'univers du patinage artistique, le tout sur la musique langoureuse de… . On perçoit, dans ce court pas de deux de sept minutes, somptueusement incarné par et , solistes du Ballet de l'Opéra national du Rhin, l'influence discrète du style Forsythe, avec qui a dansé. Mais ce dernier y a ajouté ce supplément d'âme extrêmement bienvenu. En sept minutes, Dawson dit tout, et cette fulgurance de la brièveté n'est vraiment pas pour déplaire.

La passion des sentiments n'est pas du tout le cœur de métier de . Mais comment ne pas revoir avec émotion Enemy in the Figure, ce chef d'œuvre de 1989 qui donne à ceux qui en étaient, un sacré coup de nostalgie lorsqu'à Paris, dans les années 90, on découvrait œuvres après œuvres, la naissance d'un monstre sacré, lors des résidences de l'Américain William Forsythe et son Ballet de Francfort au Théâtre du Châtelet. On ne peut oublier l'impact de ces découvertes, et la sensation de voir naître sous nos yeux une nouvelle ère du ballet néo-classique au tournant des années 2000.

34 ans plus tard, la fulgurance de cette modernité est-elle toujours là ? À l'évidence, oui. Il n'y a qu'à voir la jouissance au plateau de ces danseurs, pas nés lors de la création de cette œuvre, et qui découvrent cette entrée au répertoire, s'emparant d'un style chorégraphique qui leur parle, les dynamise, les pousse dans leurs éventuels retranchements, et épouse sacrément le monde d'aujourd'hui. Le fracas des rythmes du compositeur continue à surprendre, la prise en main du plateau par les différents solistes n'est pas sans rappeler celle des hip-hopeurs dans leurs battles, tout comme le rythme effréné de leurs danses peut évoquer la rapidité verbale des rappeurs ou des slameurs d'aujourd'hui.

Les costumes crées par le chorégraphe, entre fuseaux noirs ou pantalons à franges créant d'irrésistibles effets visuels dans les tours (tels les rouleaux des laveries automatiques de voitures), tout comme la manipulation des projecteurs au sol (un élément de décor à lui tout seul cachant les corps ou les mettant brutalement en lumières), n'ont rien perdu de leur modernité, et tout cela contribue à faire d'Enemy in the Figure une œuvre toujours d'avant-garde. Ce qui est un tour de force, lorsqu'on connait les évolutions de la danse contemporaine, et les possibilités technologiques et visuelles du XXIe siècle. C'est d'autant plus épatant que la danse, elle non plus, n'a pas pris une ride. Toute en force, déséquilibres, folle vitesse, elle est à l'image d'une société qui se désarticule et vacille, dans les années 90 comme aujourd'hui. Mais l'espoir est là : le corps, même démembré à l'extrême, se relève toujours.

En guise de conclusion, on se demandera juste pourquoi ce programme entre dans une série de spectacles intitulée « Spectres d'Europe » dès lors que deux des trois chorégraphes programmés sont américains… On pourrait regretter aussi la courte durée de ce programme (les pièces durent 27 minutes, 7 minutes et 27 minutes). Et pourtant, il est très agréable de se promener ainsi tout au long de cette soirée dans trois univers totalement différents. Le ballet du Rhin partira en tournée avec les œuvres de Lucinda Childs et de William Forsythe en 2023-2024, dont le point d'orgue pour la compagnie, qui vient d'obtenir le Prix de la meilleure compagnie chorégraphique du Syndicat de la critique, sera la création et la tournée d'On achève bien les chevaux, d'après le roman d'Horace McCoy. La compagnie fera notamment escale au Théâtre des Champs-Élysées en janvier, dans le cadre du programme Francendanses, et au Théâtre de la Ville à Paris en mai 2024

Photos : © AgathePoupeney / Ballet de l'Opéra national du Rhin

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