Gloire à Ligeti par le concert « Lux æterna » à la Cité de la musique
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Paris. Salle des concerts de la Cité de la musique. 19-VI-2023, 20h. « Lux æterna ». György Ligeti (1923-2006) : Lux æterna (1966), Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (1982) ; Márton Illés (né en 1975) : Chorrajzok (2022-2023) ; Justė Janulytė (née en 1982) : Iridescence (2023) ; Alberto Posadas (né en 1967) : Ubi sunt (2022). SWR Vokalensemble ; Yuval Weinberg, direction. Robin Meier, électronique Ircam. Clément Cerles, diffusion sonore : Ircam
La Philharmonie de Paris s'associe à l'Ircam et son festival ManiFeste pour rendre hommage à György Ligeti, dont on fête cette année le centenaire de la naissance. « Lux æterna » questionne ainsi son héritage en programmant, autour du morceau éponyme, quatre autres pièces vocales de compositeurs d'aujourd'hui.
Le public de ce soir peut s'étonner, en entrant dans la Salle des concerts de la Cité de la musique, de voir une scène entièrement recouverte de pupitres en position haute, comme une forêt en hiver : aucun instrument ne sera entendu, tout sera chanté. Après l'annonce d'un changement dans l'ordre du programme, voici venir une partie des membres du SWR Vokalensemble, dont le dress code semble se résumer à : noir accompagné ou non de blanc. La musique avant toute chose ! Ils sont suivis du jeune chef Yuval Weinberg.
Au silence général succède Lux æterna (1966) de György Ligeti, œuvre extatique au début pianissimo qui retient le souffle des auditeurs. Cet instant suspendu de quelque 8 minutes réunit seize voix solistes asynchrones et en demi-tons superposés. Tout ici flotte, se fait et se défait en canon, très librement et comme de loin (« wie aus der Ferne », selon les mots de Ligeti), dans le flux d'un continuum sonore très serré. C'est comme un nuage aux contours changeants, mais quasi imperceptiblement, avec tout de même l'impressionnant acmé sur Domine, prononcé une première fois par les basses en voix de fausset, moment qui précède la dislocation progressive dans le grave vers un éloignement se poursuivant jusque dans le silence de la seule battue du chef sur les sept dernières mesures. Quand l'art et le sacré s'unissent pour désigner l'invisible ou l'intemporel…
Est-ce le même lointain qui est à l'œuvre dans les Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (1982) du même musicien, inspirées du tardif Wenn aus der Ferne ? Quoique placée de ce côté-ci de la réalité, cette pièce elle aussi pour chœur mixte a cappella multiplie les points communs avec la précédente : construction en canon, tuilage des entrées, paroles réduites à des voyelles. Mais à cela s'opposent des cris, des changements brusques traduisant la folie du poète et la nette transition des trois Fantaisies. Au final, un combat entre la lucidité, la solitude assumée et l'inéluctabilité de la mort, ce que rend très bien la partition et qu'interprètent à la perfection les membres du SWR Vokalensemble, dont on suit en permanence les interventions solistes.
La vie reprend ses droits dans « Les couleurs sombres rougeoient », premier des trois poèmes d'Árpád Tóth à l'origine de Chorrajzok (2022-2023) du Hongrois Márton Illés (né en 1975). Cette commande du SWR Vokalensemble est donnée ce soir en création française. Les sons de la nature au point du jour sont magnifiquement rendus par toutes sortes de chuchotements, de bruits de bouche, voire de sifflements. On peut parler d'impressionnisme à propos de cette musique qui ne progresse pas vraiment, mais reprend à l'envi en en variant la prononciation certains vers et mots devenus purs matériaux sonores. Ainsi d'izzik, « lueur », ou de láz, « fièvre » dans le deuxième poème, intitulé « Fièvre, colère, agonies… » et nettement moins bucolique… Le troisième, « L'air tournoie dans le tourbillon de parfums voluptueux », renoue avec l'esprit du premier, baignant toujours dans une grande hétérogénéité structurelle, laquelle est totalement maîtrisée par le chœur.
La seule pièce composant avec l'électronique est Iridescence (2023) de Justė Janulytė. C'est aussi peut-être la plus forte, avec Lux æterna, dont elle s'inspire d'ailleurs. Elle est créée ce soir. La proposition de la compositrice lituanienne est simple, qui parle d'« objet sonore rayonnant » et n'utilise qu'une phrase du poème « Star Hole » de Richard Brautigan, « Je suis assis là tout au bord d'une étoile. », mais répétée indéfiniment. Ici encore, les consonnes sont oubliées des chanteurs, qui font évoluer circulairement la voix du plus aigu au plus grave et retour. Ici encore, pas de véritable progression, mais une ample et bouleversante respiration dans toutes les nuances de dynamique et d'ambitus. L'électronique offre une formidable chambre d'écho, doublant ou triplant cette vague vocale. C'est très beau, très fort et magnifiquement interprété.
La plainte d'une humanité souffrante s'entend dans Ubi sunt (2022) d'Alberto Posadas, pour 24 voix a cappella en double chœur. Ce long thrène d'une vingtaine de minutes donné en création française reprend la traditionnelle phrase « Ubi sunt qui ante nos in hoc mundo fuere ? », « Où sont ceux qui étaient avant nous dans ce monde ? ». Bouleversé par les années de pandémie, le compositeur a voulu signaler par cette œuvre puissante l'oubli par notre monde aseptisé du grand sujet des Anciens : la mort. Celle-ci concerne les défunts, mais bien sûr nous-mêmes : « où serons-nous ? » D'où le double jeu de la disposition symétrique des chœurs qui se renvoient le son de manière variée. Mais au martèlement doloriste, lequel est sans réponse, l'on peut préférer la rêverie diaphane d'un Lux æterna et les beautés toujours renouvelées de la grande nature qui s'éveille ou s'endort.
Le public acclame très chaleureusement l'Ensemble, Yuval Weinberg, son chef charismatique, et Alberto Posadas, ému autant que reconnaissant.
Crédit photographique : Yuval Weinberg © SWR/Klaus J.A. Mellenthin
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Paris. Salle des concerts de la Cité de la musique. 19-VI-2023, 20h. « Lux æterna ». György Ligeti (1923-2006) : Lux æterna (1966), Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (1982) ; Márton Illés (né en 1975) : Chorrajzok (2022-2023) ; Justė Janulytė (née en 1982) : Iridescence (2023) ; Alberto Posadas (né en 1967) : Ubi sunt (2022). SWR Vokalensemble ; Yuval Weinberg, direction. Robin Meier, électronique Ircam. Clément Cerles, diffusion sonore : Ircam